Alain Damasio à la Comédie du livre de Montpellier : “Les gens sont coupés du réel”
|Alain Damasio a carte blanche lors de cette 39e Comédie du livre. DR – CHOUPAS CYRILLE
L’auteur, qui s’est immergé dans la Silicon Valley, en a tiré un récit critique de la façon dont la technologie et l’argent guident l’humain.
Ses trois romans ("La zone du dehors", "La horde du contrevent" et "Les furtifs") en ont fait le plus grand écrivain français de science-fiction. "Vallée du Silicium", son dernier ouvrage, est le fruit de son voyage d’un mois dans la Silicon Valley, près de San Francisco. De ces sept chroniques, suivies par une nouvelle, il ressort que cette immersion dans la grande fabrique du futur est presque un voyage en enfer. Rencontre à la halle Tropisme, où il avait carte blanche, vendredi soir.
Que retienez-vous de ce voyage dans la Silicon Valley ?
Voir comment les gens bossent, la faible mixité entre eux, leur individualisme très fort, la compétition qui règne, le fric hallucinant qui est brassé, c’est stupéfiant. Le salaire moyen, c’est 15 000 dollars par mois ! Ce qui est tout aussi frappant, c’est que juste à côté des locaux de X (anciennement Twitter), il y a une zone de très grande pauvreté. Ce qui compte là-bas, ce n’est pas le réel, mais la technologie. Là-bas, ils montent une start-up comme on crée une association. Comme c’est une base numérique et qu’il y a très peu de coûts, ils peuvent maximiser leurs profits autour d’une communauté. Avec le digital, c’est devenu très difficile de créer du lien. ça se traduit par une très grande solitude. Il y a plus d’animaux de compagnie que d’enfants…
Comment cet univers infuse-t-il le nôtre ?
Où que j’aille dans le monde, je vois tous les gens sur les mêmes applications. Il y a une uniformisation totale des pratiques, alors que nous sommes tous issus de cultures différentes. Plus tu es individualisé et plus tu consommes des services, des produits, des séries télé, des jeux, du numérique. C’est l’idée que la liberté individuelle prime sur tout.
Quel est le danger pour nos sociétés ?
Ce qu’on nous vend, c’est que tous les types de lien sont des aliénations, que ce soit entre nous, avec le vivant, avec la nature. Cela fausse le rapport qu’on a au collectif, qui est vu comme quelque chose d’angoissant, d’anxiogène. Alors qu’un collectif bien construit, il n’y a rien de plus libérant et émancipant.
Ce dimanche, rencontre avec le philosophe Yves Citton
Ce dimanche 19 mai, à 13 h, Alain Damasio, qui a eu carte blanche sur cette Comédie du livre, rencontre le professeur de littérature Yves Citton, auteur de "Pour une écologie de l’attention" et "Altermodernités des lumières" (Seuil), dans un dialogue intitulé "Face au monde qui vient".
"Yves est un des philosophes les plus intéressants aujourd’hui, souligne Alain Damasio. C’est un Deleuzien qui a sa revue, Multitudes, sur tous les thèmes de réflexion contemporains. À travers la mythocratie, il montre comment on guide nos attitudes, nos votes, notre rapport aux autres et notamment aux migrants. Il montre l’importance des récits qui nous influencent."
Rencontre ce dimanche 19 mai, à 13 h, à l’amphithéâtre de la faculté de médecine. Gratuit.
C’est ce que vous vivez avec votre "écolieu" dans les Alpes-de-Haute-Provence ?
Oui, on a monté l’École du vivant pour tisser du lien avec les gens de la vallée, avec les animaux, avec le biotope… J’ai accueilli des gens d’une trentaine d’années qui ne s’étaient jamais baignés dans une rivière ou n’avaient jamais cueilli de champignons. Même chez nous, les gens sont coupés du réel et ont désinvesti leur corps.
C’est aussi le cas dans la Silicon Valley ?
Oui, là-bas, on fait du sport pour entretenir la machine corporelle, afin qu’elle soit bien réceptive aux injonctions numériques. Mais sinon, le corps est toujours assis ou allongé, à une température entre 20 et 25 °C. Il n’y a plus de séduction dans les rapports humains, pas de sensualité, ni de charnel. Tout est désincarné, tout est professionnel. Et le porno répond à la frustration…
Manuela Parra et ses récits de femmes exilées
Manuela Parra, qui réside à Balaruc-le-Vieux, est issue d’une famille d’origine espagnole qui a fui le franquisme pour trouver refuge en France. Depuis quinze ans, elle parcourt la France et l’Espagne pour recueillir des témoignages d’exilées.
"Mon livre Des frontières et des femmes montre que cette question est toujours d’actualité, explique-t-elle. Un des récits parle de Naia, une jeune femme qui a pris un bateau depuis la Libye. À partir de petits témoignages que j’ai collectés, j’ai pu reconstituer son itinéraire."
"J’ai écrit ces récits en m’inspirant de leurs témoignages ou de ceux de leurs proches quand elles avaient disparu, raconte Manuela Parra. Ils sont ponctués par mes poèmes et mes gravures."
S’il y avait un mot pour définir l’œuvre de l’écrivaine héraultaise, ce serait "transmission". Elle en est le témoin lors des Rencontres franco-espagnoles qu’elle organise chaque année à Montpellier, pendant dix jours, avec 300 lycéens.
"Contrairement à ce qu’on peut penser, les jeunes sont très sensibles à ces blessures. Je m’aperçois que parfois, ils portent davantage de valeurs que les adultes. Quand on leur lit des récits de femmes sur le chemin de l’exil, ils sont très touchés et en résonance."
"Nous avons collaboré avec SOS Méditerranée et nous avons fait témoigner des jeunes qui avaient traversé des frontières. On a vu comment les lycéens se sont organisés pour les accompagner. On peut les prendre en exemples."
Présidente de l’association Voix de l’extrême Poésie et Culture, Manuela Parra fait aussi partie d’un mouvement de poètes en Espagne. "Au début, j’écrivais mes émotions par rapport à l’exil.L’écriture m’a permis de prendre du recul et de regarder les destins des autres. C’est là qu’est né le besoin de transmettre des histoires, mais aussi des valeurs comme l’humanité ou l’accueil. Les exilés représentent une force pour le pays d’accueil."
Ce dimanche 19 mai, Manuela Parra est à la Comédie du livre, sur le site du Peyrou (10 h-12 h 30 et 14 h-16 h). À partir de 16 h 30, elle sera à l’ancienne faculté de médecine afin de participer à une table ronde des Éditions Chèvre-feuille étoilée, animée par la critique littéraire Margot Dijkgraaf. Je m’abonne pour lire la suite