“Être là où on peut changer la donne” : Roderick Cox, le futur directeur musical de l’Orchestre de Montpellier
|Roderick Cox va d’abord diriger “La bohème” de Puccini, puis devenir le directeur musical de l’Opéra-Orchestre de Montpellier. Guillhem Canal
Au mois de septembre, le chef américain Roderick Cox, 36 ans, deviendra le nouveau directeur musical de l’Opéra-Orchestre national de Montpellier. Pour l’heure, il le dirige dans l’opéra “La Bohème” les 22, 24 et 26 mai, à l’opéra Berlioz. Avant la première, l’affable et charismatique surdoué se livre à cœur ouvert pour Midi Libre.
Comment la musique est-elle entrée dans votre vie ?
La musique a toujours été là. Dans ma famille, il n’y avait pas de musiciens classiques mais ma mère était une chanteuse de gospel, une soliste fantastique, peut-être la meilleure de la chorale de l’église. Au réveil, sur le chemin de l’école, en voiture, partout, j’entendais tout le temps du gospel ! Et je me souviens encore très bien de la première fois où j’ai pris conscience du pouvoir émotionnel de la musique : la chorale chantait Total Praise, de Richard Smallwood, un air très célèbre, et pendant la performance, ma mère s’est mise à pleurer. Quand on est gamin, nos parents sont nos super-héros, alors les voir pleurer, c’est un choc ! Ainsi la musique avait-elle ce pouvoir unique…
Vous vous êtes alors jeté dans la musique à corps perdu !
Il y avait un programme d’éducation musicale très solide dans mon école primaire, j’ai donc pu commencer tôt, vers l’âge de 9 ans. D’abord comme percussionniste, à la caisse claire. Je me souviens que je trimbalais mon instrument (que ma mère m’avait commandé dans un catalogue JC Penney) dans une boîte parce qu’elle n’avait aucune idée qu’il existait des étuis faits exprès ! Au lycée, je suis passé au cor d’harmonie, car j’avais envie d’être plus immergé dans l’orchestre, et j’aspirais à devenir prof de musique.
Qu’est-ce qui vous plaisait dans l’enseignement ?
J’ai étudié l’enseignement musical (l’éducation est ma passion !) parce que quand j’étais à l’école, je trouvais que les gars les plus cools c’étaient les profs de musique et que je me disais que ça serait tellement merveilleux de devenir l’un d’entre eux ! (rires) Bien sûr, je voyais des chefs à la télévision ou quand j’allais à des concerts mais je ne voyais pas comment on pouvait le devenir, si même c’était seulement possible. D’autant que je voyais rarement (jamais) de chefs qui me ressemblaient…
Et pourtant…
Après la Columbus State University, j’ai poursuivi mes études à la Northwestern University, une université de l’Illinois très prestigieuse notamment pour la musique. C’est là que mon professeur de direction musicale d’origine russe Victor Yampolsky, m’a convaincu.
Qu’a-t-il vu en vous ?
Je ne sais pas trop. J’imagine que quand on regarde une jeune personne diriger, on arrive à percevoir ses dispositions, dans sa façon de bouger, sa manière de transmettre de la conviction, son charisme, sa présence, toute une combinaison de choses qui font un bon chef d’orchestre… Victor Yampolsky m’a en tout cas pris sous son aile, puis Mallory Thompson.
Mais vous-même, qu’est-ce qui vous a motivé ?
Le cor d’harmonie, qui est mon instrument préféré dans l’orchestre pour sa beauté, son son, a ceci de fascinant que d’être un des rares à pouvoir être de tous les ensembles : cuivres, vents, cordes… Il peut moduler son son et sa couleur selon le besoin. Comme corniste donc, souvent dans la fosse, mon écoute se trouvait fascinée par les premiers violons, les violoncelles… Et je crois qu’un chef, c’est ça, quelqu’un de fasciné, d’obsédé par la vue d’ensemble. Comment tout ça tient ? Étudier intensément la partition, comprendre les intentions du compositeur, la narration… Le chef est tout à la fois un historien, un musicologue, un psychologue qui connaîtrait les aspects pratiques de tous les instruments, de toutes les choses qui s’assemblent pour que la musique prenne vie. C’est ce qui me plaît dans cette forme artistique, la collaboration dans le travail. Si vous êtes doué, motivé et inspiré, vous pouvez obtenir des résultats fantastiques… Bon, diriger n’est pas évident car il faut allumer tout ça, et si vous n’avez pas vous-même la flamme, personne ne l’aura dans l’orchestre. Conserver ce feu, brûlant, vivant, c’est toujours le grand défi. C’est une discipline et une philosophie.
Aviez-vous conscience que, compte tenu de vos origines et votre couleur de peau, vous ne seriez un chef singulier ? Était-ce du reste l’objet, le sujet ?
Bien sûr qu’on ressent un peu de pression car on voit bien qu’il n’y en a pas beaucoup comme soi, que donc on représente plus que soi, qu’on fait reculer les stéréotypes et les idées préconçues. Mais la compétition la plus importante pour moi a toujours été avec moi-même. À Northwestern, Mallory Thompson me répétait souvent de ne pas imaginer que ma couleur de peau était un facteur : si on commence à penser cela, cela va prendre de l’importance, et cela peut devenir une béquille, et ralentir, voire paralyser, votre jugement. À cette époque, bien avant tout ce mouvement des femmes cheffes, Mallory Thompson était pour moi le musicien le plus important et le plus stupéfiant que je connaissais. Pour moi, les femmes étaient la norme : ma mère, mes professeures, cette cheffe, qu’est-ce que c’était que cette histoire de ne pas voir des femmes à des postes importants en musique ? Pour moi donc, la question ne se posait même pas qu’une personne de couleur ou n’importe qui d’autre puisse faire ce job. Bien sûr, c’est là, dans un coin de son esprit, il faut être conscient de son identité, de l’influence qu’on peut avoir sur les autres, sur les jeunes, de ce que notre parcours signale d’une possibilité dans un univers historiquement conservateur et un peu fermé. Mais hé ! On est en 2024. Même s’il reste encore beaucoup à faire, et j’y suis très attentif. Mais je pense que tout est possible, voilà, ça, ça a toujours été mon moteur. Cela serait débilitant de penser que sa couleur de peau, son genre, sa sexualité ou que sais-je entraverait ses efforts pour parvenir au sommet de son domaine.
Mais vous avez votre fondation qui soutient financièrement de jeunes musiciens afro-américains pour démarrer leur carrière…
Oui, parce que c’est un fait qu’il existe toujours des barrières économiques et sociales pour les personnes de couleur, en particulier aux États-Unis. Regardez le revenu médian des ménages, la propriété foncière, toutes ces choses… ce sont des faits. Alors, on dit en musique classique qu’on veut juste former de grands concertistes, on prétend que les règles du jeu sont les mêmes pour tout le monde, mais ce n’est pas vrai : les cours coûtent cher, les instruments coûtent cher, les concours coûtent cher… Alors oui, j’évolue dans un milieu où il y a des superstars, de grands musiciens que leurs parents ont fait passer par le Juilliard Pre-College, qui leur ont payé des cours à cent dollars, qui ont pu voyager et étudier pour devenir des virtuoses. Eux savaient très tôt qu’ils seraient chefs d’orchestre, violonistes ou pianistes célèbres. Mais ce n’était pas mon histoire.
Alors avoir des "anges spécifiques", en particulier dans la communauté noire, cela me semble aujourd’hui encore nécessaire pour briser les plafonds de verre et permettre aux gens de réaliser complètement leur potentiel. La mission de ma fondation n’est pas de leur dire de bosser à fond et de s’entraîner sans relâche, ça, ça leur appartient, c’est leur motivation. Mon travail, c’est de leur dire que si, justement, ils sont vraiment passionnés et doués, les obstacles financiers ne seront plus un problème dans la réalisation de leur rêve. Moi-même, quand j’ai voulu aller en République tchèque pour suivre une formation spécifique, je n’aurais pas pu le faire sans le soutien de l’Otis Redding Foundation, de Macon. Cette fondation, c’est ma petite contribution au changement.
À Montpellier, vous ne serez pas seulement chef d’orchestre mais directeur musical…
C’est assez courant aux États-Unis, les directeurs musicaux, mais en Europe, cela peut différer. Les chefs d’orchestre, ou chefs d’orchestre principaux, sont en général responsables de leurs programmes musicaux, des semaines de travail qu’ils impliquent avec l’orchestre, et c’est tout. Les directeurs musicaux sont par contre très impliqués dans la vision globale de l’organisation qui concerne ici 200 personnes. Quel genre d’orchestre on veut être ? Avec quel genre de répertoire ? Pour quel type de public(s) ? Embaucher les musiciens, choisir les solistes, élaborer les programmes, trouver les bons chefs, au besoin combler les trous… Mais aussi travailler avec les mécènes, rencontrer la presse, être une voix, être un ambassadeur de l’organisation… C’est une énorme responsabilité, mais une position passionnante : on est là où on peut changer la donne !
À 36 ans, ça n’est pas un mince challenge !
C’est incroyablement excitant, et c’est ce que je voulais : avoir une famille musicale. Pour le communiqué de presse de ma nomination, j’ai dû relire mon CV. J’ai réalisé alors que j’avais été déjà dans beaucoup, beaucoup d’endroits ! Mais au fil du temps, États-Unis, Grande-Bretagne, Islande, Italie, France, Espagne… à force, cela devient une collection de… rendez-vous. C’est bon d’avoir un endroit. Je vais continuer à tourner, à diriger comme invité, mais j’aurai désormais un centre, un orchestre, une maison, ainsi que la chance de voir tout cela s’épanouir sur la durée !
Quels sont les objectifs qu’on vous a fixés et /ou que vous vous êtes fixés ?
On est déjà en train de bosser sur la saison 25/26. On discute beaucoup avec ma merveilleuse directrice générale Valérie Chevalier et son équipe. Ce sur quoi, je pense, que nous sommes parfaitement d’accord, c’est l’idée de non seulement maintenir le niveau de l’orchestre et l’opéra ici mais aussi de le porter plus encore au niveau international. Je n’ai pas le plus petit doute que ce soit un des meilleurs orchestres français. Il compte un grand nombre de jeunes talents, des leaders remarquables. Il y a une grande salle et il y a de la faim ! Bref, tout ce qu’il faut pour avoir un orchestre fantastique qui joue avec énergie, passion, engagement et dévouement. Il me semble qu'on m'a engagé comme "coup de pouce" (shot in the vein NDLR), donner un surcroît d’énergie pour encore élever la barre. Ce qui, j’espère, passera aussi par des tournées, des enregistrements… et bien sûr des concerts fantastiques.
Être à 100 % pour le public local est absolument crucial. Il y a aujourd’hui une telle concurrence pour capter l’attention des gens, les divertir, qu’en tant qu’institution artistique et plus spécifiquement de musique classique, nous ne pouvons nous permettre de tenir notre position pour acquise. On constate des réductions budgétaires dans des orchestres et des opéras de premier plan de part de le monde mais on ne peut pas se contenter de demander que nos budgets soient maintenus pour la seule raison que la musique classique serait bonne et saine pour le public, ça ne marche plus, ça. Les gens veulent ressentir des choses, une énergie particulière, le frisson de l’événement, quand ils sortent. J’espère que nous arrivons à transmettre ça. Que lorsue le public viendra écouter notre orchestre, voir un opéra, il sentira que c’est un moment spécial, unique, électrique ! La clé est là, j’en suis convaincu : dans la mise en scène, en valeur, en forme, de l’énergie à la fois physique et fabuleuse propre à notre musique !
"La Bohème" de Giacomo Puccini. Direction : Roderick Cox. Mise en scène : Orpha Phelan. Mercredi 22 mai, 19h, vendredi 24 mai, 20h, et dimanche 26 mai, 17h. Opéra Berlioz, Le Corum, Montpellier. 10 € à 60 €.