Gilles Kepel au festival de la biographie : “Nîmes a joué un rôle très important dans mon histoire familiale”
|Gilles Kepel a été l’un des premiers à s’intéresser à l’islam politique. – Hannah Assouline
L'islamologue Gilles Kepel présente son livre "Prophète en son pays", au festival de la biographie à Nîmes, dont il est coprésident.
Vous êtes déjà venu au festival de la biographie. Que représente pour vous cette coprésidence ?
C’est une grande joie, Nîmes a joué un rôle très important dans mon histoire familiale. Mon grand-père, à qui j’ai consacré mon livre Enfant de Bohême, était l’assistant principal d’Ernest Denis, grand Nîmois. Il a joué un rôle très important dans l’indépendance de la Tchécoslovaquie, notamment parce qu’il a dirigé pendant la Première Guerre mondiale la revue La Nation tchèque, dont mon grand-père Rodolphe Kepel était secrétaire de rédaction.
Il a sa statue tout près de Carré d’art à Nîmes…
J’y ai déposé une gerbe l’an dernier avec Daniel-Jean Valade. Cette statue avait été fondue par les nazis et elle a été restaurée en 1968, grâce à Ivo Fleischmann, conseiller culturel tchécoslovaque au moment du Printemps de Prague. C’était à la fois le meilleur ami de mon père et le père de l’actuel ambassadeur tchèque à Paris. J’ai toutes sortes d’atomes crochus avec Nîmes. J’étais extrêmement honoré quand les organisateurs du festival m’ont proposé d’en prendre la coprésidence.
Après Enfant de Bohême, vous poursuivez un fil autobiographique avec Prophète en son pays…
C’est un texte qui prend prétexte de mon propre itinéraire, qui doit beaucoup à mon grand-père qui était un esprit cosmopolite, curieux. J’en ai très largement hérité.
C’est aussi une réflexion sur le Moyen-Orient et l’Afrique du nord pendant les 40 dernières années, sur ses transformations, la montée en puissance de l’islam politique, le développement de l’islam en France, des phénomènes que j’ai observés dès les années 80, en ayant un peu l’impression de prêcher dans le désert, d’où le titre ironique évoquant les Évangiles. J’espère être prophète à Nîmes !
Ces derniers mois, votre expression de "djihadisme d’atmosphère" était sur toutes les lèvres. C’est une forme de revanche ?
J’ai mené une carrière jusqu’à son terme. Mais j’ai remarqué que le débat public a été occulté par l’idéologie au détriment de la connaissance. Je le vois dans l’université aujourd’hui où le développement du wokisme, nous empêche par exemple de penser l’un des grands défis du présent, le pogrom du Hamas en Israel et l’hécatombe dans la bande de Gaza. C’est un drame atroce dans un Moyen Orient dont on avait perdu de vue la centralité et dont les conséquences sur l’avenir du monde et de nos sociétés risquent d’être très importantes.
Quand vous avez commencé à vous intéresser à l’islam politique, pour beaucoup, c’était un non-sujet…
J’étais accusé de trahir les idéaux tiers-mondistes qui étaient ceux de l’université à l’époque. En m’intéressant à l’islam politique, je montrais qu’au fond, il n’y avait pas dans cette région du monde que des progressistes qui voulaient faire la même chose que les gauchistes européens, mais qu’il fallait prendre en compte la dimension religieuse. J’étais regardé avec suspicion, mais cela ne m’a pas empêché de continuer.
Il vous a fallu beaucoup d’obstination tout de même…
Oui, mais il y avait quand même des personnes intéressées. Aujourd’hui, le paradoxe est qu’au moment où se déroulent les événements de Gaza, l’École normale ferme la chaire Moyen Orient et Méditerranée que j’ai dirigée ces dernières années et la remplacer par une chaire sur le Sud global. On voit comment dans l’université, en sciences sociales, l’idéologie domine, avec le poids de la doctrine décolonialiste où on énonce des jugements de valeur au lieu d’analyser la réalité des faits sociaux. C’est difficile, cela demande d’apprendre la langue, d’aller sur le terrain ce qui est parfois dangereux. Mais je ne regrette rien.
Vous êtes aussi très critique à l’égard des politiques…
Le problème, c’est que l’administration ne suit pas généralement. Aujourd’hui, les affaires étrangères ne sont plus au niveau au Moyen-Orient et en Afrique du nord. Cela vient aussi d’un découplage entre le monde de la connaissance et le monde de la décision politique.
Vous avez été aussi l’un des premiers à vous intéresser aux banlieues françaises…
J’ai publié Les banlieues de l’islam dès 1987. Le livre avait suscité la curiosité mais ne s’était traduit par aucune réflexion de politique publique. À l’époque, François Mitterrand préférait instrumentaliser la question de l’immigration. Ensuite, les émeutes de 2005 ont été instrumentalisées par Nicolas Sarkozy. Aussi bien à gauche qu’à droite, ces enjeux ont servi une machinerie électorale.
Dans ce livre, vous rendez hommage à Michel Seurat, qui a été très important pour vous…
Il a été mon mentor quand j’étais boursier d’arabe à l’Institut français de Damas. Il m’a appris la rigueur et l’exigence du travail de terrain. On avait tous beaucoup d’admiration pour lui. Peut-être n’a-t-il pas été assez prudent ou avait-il trop d’illusions sur ceux qu’il appelait les progressistes arabes ? Malheureusement, il a été enlevé au Liban par des groupes liés aux intérêts iraniens et il est décédé en captivité en 1986. C’est pour moi la figure paradigmatique de ce chercheur de terrain rattrapé par son sujet et qui en est mort.
D’une certaine façon, j’ai eu un destin parallèle, mais qui a moins mal fini, puisque j’ai été condamné à mort par Daech en 2016 et j’ai dû vivre plusieurs années sous protection policière.
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