“Journées de noces chez les Cromagnons” de Wajdi Mouawad a bouleversé le Printemps des comédiens

"Journées de noces chez les Cromagnons" de Wajdi Mouawad a bouleversé le Printemps des comédiens

Le tragique de la situation beyrouthine évoquée par Wajdi Mouawad n’empêche pas la drôlerie, ni le grotesque. Simon Gosselin

Deux mois après avoir dû annuler la création de sa dernière pièce à Beyrouth, pour d’obscures raisons, le dramaturge libano-canadien Wajdi Mouawad a pu enfin créer sa nouvelle pièce Journées de noces chez Cromagnons dans le cadre du Printemps des comédiens, à Montpellier.

C’est au théâtre Le Monnot à Beyrouth, où l’histoire, contée en arabe, se situe, que l’immense auteur, metteur en scène et comédien franco-libanais Wajdi Mouawad aurait dû créer sa nouvelle pièce Journée de noces chez les Cromagnons. Mais en raison d’une campagne contre lui, que certains jugent trop pro-israélien, la direction a été contrainte d’annuler les représentations initialement prévues du 30 avril au 19 mai. Dans un pays en proie à de vives tensions en raison de la guerre entre le Hamas et Israël, le risque était trop grand. C’est donc au Printemps des comédiens que sa création a trouvé du 7 au 9 juin, refuge et consécration, avant de rallier au printemps (sans majuscule) prochain le Théâtre national de la Colline, que dirige Wajdi Mouawad.

Une famille sous les bombes

À Montpellier, nulle polémique mais beaucoup d’émotion, parfois trop pour certains spectateurs, peut-être eux-mêmes d’origine libanaise ou simplement sensibles. Dédiée par Wajdi Mouawad, "à tous ceux qui n’ont pas existé parce que leurs parents n’avaient pas fait l’amour cette nuit-là ; pour m’avoir si souvent donné raison d’espérer", cette pièce de jeunesse, grandie au fil du temps et de la réflexion, se déroule en 1991, à Beyrouth, dans une famille "dysfonctionnelle", comme on dit aujourd’hui, mais "déglinguée" ferait aussi bien l’affaire pour décrire ces Cromagnons, ces homo eructus (car chez ces gens-là, on ne parle pas, on crie).

Qu’importe la guerre qui fait rage, on s’obstine à préparer le mariage de Nelly, une jeune narcoleptique que la moindre contrariété fait pioncer illico. Nazha, sa mère ultra protectrice, Néyif, son père impitoyable, Souheyla, sa voisine à mal d’amour ; Neel, son frère un peu fêlé, tout le monde s’affaire. Dans l’excitation, la précipitation, petits griefs et grands conflits, qu’ils soient intergénérationnels ou intrafamiliaux, viennent soudain aveugler leur raisonnement tels des feux follets intermittents.

Tandis qu’ils s’écharpent et se réconcilient, galèrent avec l’électricité, la salade qui schlingue le poisson et le mouton prévu pour le gigot arrive sur ses propres pattes jusqu’à l’appartement, pleuvent les bombes alentour et un orage crépite d’éclairs violents. C’est qu’il s’agit de varier les détonations… Dans ce vacarme, on entend une dissonance : la noce qui se prépare n’attendrait en fait aucun fiancé, elle consisterait au fond en geste de bravoure généreuse, conjuration d’une réalité insupportable par une chimère têtue de normalité festive… Mais à la vérité, la scène, avant ceux qui s’y agitent, nous avait déjà indiqué le caractère fantasmatique de cette histoire.

Une œuvre de jeunesse "méta"

Toute de bois brut, la scénographie d’Emmanuel Clolus figure un appartement aux perspectives légèrement dérangées, manière Cabinet du docteur Caligari, traduisant un état d’anxiété général, voire déjà un dérèglement de la perception et partant de la raison…. La projection du surtitrage dans plusieurs points du fond de scène ajoute un aspect ludique à la confusion qui règne dans cet appartement à la fois cerné et habité par le chaos…

Bientôt par un travail superbe de projection, le fond de scène laisse apparaître une vue urbaine de Montréal et par la fenêtre d’une bâtisse, on découvre un jeune Wajdi Mouawad de 23 ans, s’escrimant à écrire une pièce sur le Liban de la guerre qu’il n’a pas connu, ou si peu, pour l’avoir quitté à l’âge de 3 ans. Alors on comprend que ce qu’on avait vu jusque-là et qu’on va encore suivre, est le fruit de son esprit. Un fruit pas encore tout à fait mûr, à la complexion encore un peu confuse, indécise…

Encore une fois, c’est une pièce de jeunesse, et elle ne craint pas de le revendiquer dans son texte travaillé et poétique, brutal et drolatique, comme dans sa mise en scène à la fois brillante et maline, esthétique et sarcastique. Portée à la scène par son auteur trente-trois ans après son premier jet, Journée de noces chez les Cromagnons a cette générosité de conserver, et même souligner, ce qu’elle comporte de maladresse dans un élan "méta" pour le coup, tout à fait moderne.

Alors, elle n’a sans doute pas la puissance étourdissante des grandes œuvres de Mouawad, elle patine à certains instants, insiste à d’autres et n’est pas toujours aidée par des comédiens en surrégime émotif, mais elle ne perd jamais de vue, de vie, d’émoi, de nous, son sujet ce Liban déchiré par la guerre qui hante un artiste qui l’a connu sans le vivre, qui le vit sans l’avoir connu, qui le recrée loin d’où il voulait le créer…

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