Les métiers de l’ombre : sur la plage de Valras, le ballet inlassable des nettoyeurs de l’aube
|De 6 à 12 h tous les jours, trois agents au moins s’affairent à nettoyer la plage de Valras. Midi Libre – Théo Laroche
Ce tracteur tamiseur récolte les déchets enfouis dans le sable et nivelle la plage. Midi Libre – Théo Laroche
Des pas de goéland sur la trace du tracteur tamiseur. Les oiseaux, en se nourrissant dans les poubelles, compliquent la tâche des équipes municipales Midi Libre – Théo Laroche
Julien lance un sac-poubelle dans son camion-benne. Tous les matins, il change quelque 60 poubelles aux abords de la plage. Midi Libre – Théo Laroche
Fabrice Pérez est piqueteur. Il ramasse à la pince les déchets de la plage sur quatre kilomètres. Midi Libre – Théo Laroche
Ils sont discrets, invisibles aux yeux de tous ou presque, mais leur travail permet aux vacanciers de passer un agréable été. Aujourd’hui, les employés municipaux chargés de l’entretien de la plage de Valras prennent la lumière.
Des dizaines d’étoiles percent le ciel encore obscur quand le centre technique municipal de Valras-Plage se mue, ce matin comme tous les autres, en une petite fourmilière. Il est six heures et les employés municipaux chargés de l’entretien de la ville prennent leur poste. Les hommes en tenues à bandes fluorescentes s’échangent bises et poignées de main. Sous un hangar, un tracteur rugit. Près de là, un camion-benne manœuvre puis s’engage sur les rues désertes.
Direction la plage. Une équipe de trois agents va s’affairer à la nettoyer jusqu’à midi. Julien, qui change les poubelles, Thierry, qui conduit le tracteur tamiseur et Fabrice, le "piqueteur" armé de sa pince à déchets. Leur rôle est crucial pendant la saison, alors que des centaines de vacanciers profitent quotidiennement du bord de mer. De mai à septembre, la plage est ainsi entretenue tous les jours.
"Sans eux, la plage serait un champ fermier"
La mécanique est huilée. Au volant du camion-benne, Julien Lebourgeois manœuvre facilement sur l’étroit chemin derrière l’esplanade Émile-Turco jusqu’à la première poubelle, à l’extrémité de l’étendue de sable. Chaque jour, il change une soixantaine de sacs-poubelle, secoue les longs tapis qui permettent l’accès aux personnes à mobilité réduite et balaie les entrées de la plage.
L’air est frais, les hautes températures atteintes au zénith du soleil semblent d’un autre monde. Pas encore éclipsée par l’aube, la nuit s’étire. Julien est debout depuis une heure. Saisonnier, il est viticulteur le reste de l’année. Sans adorer son labeur estival, il s’en acquitte. "Je ne trouve pas le métier difficile. Il y a pire. Oui, on ramasse la merde des gens, mais il le faut", souffle-t-il.
"Sans eux, la plage serait un champ fermier en deux ou trois jours", assure Frédéric Lopez, responsable du service propreté de la ville de Valras.
Grain de sable dans les rouages
Tirer les sacs hors des bacs, les nouer, les charger à l’arrière du camion, placer les nouveaux sacs, la tâche est répétitive. Mais depuis deux saisons, des invités surprise mettent leur grain de sable dans les rouages et enrayent la machine. Voilà les goélands, qui investissent le front de mer sans répit, attirés par les poubelles. "Ils mangent plus de McDo que de poisson", maugrée Frédéric Lopez. Rire amer de Julien. Sorte de rats des airs lorsqu’il s’agit de se nourrir, les goélands becquettent dans les sacs qu’ils percent au passage, sans oublier de répandre les détritus un peu partout sauf où il faut.
Les volatiles représentent un fléau sérieux pour la municipalité. Dans cette prise de bec homme-animal, la Ville avait répliqué à la source – ou plutôt au nid, en appliquant de l’huile de maïs sur les œufs, ce qui empêche la naissance des jeunes "gabians". La pratique a été interdite récemment et les volatiles n’ont jamais été si nombreux. Dans le match, les goélands gardent l’avantage.
"La seule chose qui change, c’est le lever de soleil"
Il est 6 h 45. Dans un ciel sans nuages, le soleil a désormais rejoint une lune encore haute et bien visible. Avec un entrain qu’on aurait pu qualifier de moqueur s’il était humain, les goélands impriment la trace de leurs pattes palmées sur le sable tout juste aplani par le tracteur de la Ville. Pleins phares enclenchés, il aspire dans le grand tamiseur qu’il traîne les déchets enfouis et laisse une plage aussi damée qu’une piste de ski à 8 h du matin.
Derrière le volant, Thierry Pons, cigarette électronique scotchée aux lèvres, ratisse la plage avec l’habitude de deux décennies de pratique. "Quand tu regardes le sable, tu as l’impression qu’il n’y a aucun déchet, commence-t-il. Mais ils sont dessous et après plusieurs passages, la benne est presque pleine. Quand il y a du vent, il y a plus de bouts de bois échoués et d’autres déchets répandus. Il m’arrive de vider quatre ou cinq bennes par jour", lance-t-il en surveillant la position du tamiseur par la vitre arrière du poste de pilotage.
Le cockpit du tracteur, c’est un peu son repaire, son coin à lui. Il aime y répéter sa tâche jour après jour et jouit de la beauté bleue de l’aube. La routine pour lui ? Confortable avant tout. "C’est génial, c’est tout le temps pareil. La seule chose qui n’est jamais la même, c’est le lever de soleil", savoure-t-il alors que, face à lui, l’astre écarlate se découvre derrière la digue qui borde la plage.
Il balaie le paysage de sa main, l’air de montrer qu’aucun mot ne vaut ce spectacle. "Plein de gens voudraient faire ce que je fais. Le boulot est agréable, il n’y a rien à dire." Cependant, à 58 ans, Thierry voit arriver la retraite avec un certain empressement. Que fera-t-il alors ? "Je partirai, répond-il sans hésitation. Je ne sais pas où, mais un peu partout !"
"J’aime bien ce que je fais mais je ne suis pas assez payé"
Partir, quitter ce lieu de travail qui pour presque tous est un lieu de vacances. Aussi belle et agréable soit-elle, la plage de Valras ne peut inspirer la détente à ceux qui y travaillent. Quand les amis de Julien lui proposent d’aller au bord de mer, il accepte à une condition. "Que ça ne soit pas à Valras. Je verrais trop le travail à faire", lance-t-il. Thierry, lui, préfère carrément éviter le littoral lors de ses sorties.
Il est 8 h. Sous un soleil franc, quelques pêcheurs et des marcheurs solitaires profitent de l’absence des baigneurs et du calme. Fabrice Pérez joue de la pince pour parachever le travail de Thierry. "J’aime bien ce que je fais mais c’est difficile et pas assez payé pour ce que ça représente en efforts", lance le piqueteur de 25 ans qui, comme le reste de l’équipe, touche le smic. "Sur le sable, c’est très fatigant de marcher. Je fais 20 000 pas chaque jour et les kilomètres comptent double dans le sable. Quand il pleut, je suis super content, le sol est dur. C’est tellement plus facile".
Le sable noircit peu à peu sous les serviettes des vacanciers, Julien, Thierry et Fabrice s’évaporent. Leur travail reste visible, au moins les premières heures, avant que des milliers de pieds effacent les stries du tamiseur, que les sacs-poubelle débordent de cartons de pizza et de canettes ou que les mégots semés dans le sable fassent office de plantes locales. Demain, tout sera à refaire.
L’aide précieuse et discrète d’une amoureuse de la plage
Si les goélands donnent du fil à retordre à l’équipe, une personne allège au contraire la mission de nettoyage. Pas titulaire, même pas salariée. Une dame, la cinquantaine, dont le lien avec la plage de Valras est unique. Depuis 30 ans, elle ramasse les déchets, "tous les jours de 4 à 8 heures du matin, après mon bain matinal. Sauf le lundi, où je m’occupe de mon petit-fils", lance-t-elle timidement. Elle préfère rester anonyme.
Cette Parisienne d’origine est tombée amoureuse des lieux. "Je suis venue par hasard, et quelque chose m’a dit de rester. Et pour le nettoyage, j’ai eu le déclic quand j’ai vu mon fils de 3 ans avec un mégot dans la bouche sur la plage. Maintenant, je nettoie la plage pour tout le monde, explique-t-elle. Si je ne viens pas, l’équipe de nettoyage sera seule", s’exclame-t-elle, n’ayant pour matériel que son cœur et ses mains. Julien la voit tous les jours. À son évocation, il sourit. "Elle est adorable, cette dame. Quand je peux, je lui donne des sacs pour l’aider parce que elle, elle nous aide beaucoup."
Sa présence quotidienne est plus qu’une bonne action. Car se baigner ici et nettoyer les lieux n’a pas de prix. "Cette plage, c’est tout pour moi" confie-t-elle. La mairie a remarqué ses actions et lui a proposé d’intégrer l’équipe de nettoyage. "J’ai refusé. Je veux garder ma liberté, venir quand je veux, me baigner. Et je ne veux pas être payée", coupe-t-elle. Après sa baignade, elle enfourche son vélo et disparaît dans les rues de la ville, incognito parmi les touristes.
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