“C’est grâce à lui qu’on est là” : stupeur et inquiétude chez Emmaüs où l’on ne veut pas toucher à la figure de l’Abbé Pierre

"C’est grâce à lui qu’on est là" : stupeur et inquiétude chez Emmaüs où l’on ne veut pas toucher à la figure de l’Abbé Pierre

Pour les compagnons, pas questionner de déboulonner l’image du prêtre qui a créé Emmaüs. Midi Libre – MICHAEL ESDOURRUBAILH

Les accusations d’agressions et de viol contre l’abbé Pierre ont du mal à passer au sein de la communauté d’Emmaüs à Saint-Aunès (Hérault), l’une des plus importantes de France. Entre incrédulité et respect pour l’œuvre du prêtre, les bénévoles sont désorientés alors que les donateurs restent fidèles et ne font pas l’amalgame.

"J’ai entendu ça dimanche à la télé… C’est quand même grave, mais l’abbé Pierre a fait tant de bonnes choses… C’est dommage qu’on ne le sache que maintenant, mais ça ne va pas m’empêcher de donner !"

À l’instar de Céline, Héraultaise de 32 ans, les nouvelles révélations sur les accusations d’agression sexuelles et de viols de l’abbé Pierre sidèrent et font s’entremêler des sentiments contradictoires.

La trentenaire, qui travaille dans l’immobilier social, "attend un bébé" et elle est venue au centre Emmaüs de Saint-Aunès (Hérault), l’un des plus gros de France, donner "des habits et de l’électroménager".

"Il faut le laisser reposer en paix"

Deux compagnons, sur les 110 que compte le site, viennent récupérer les sacs dans le coffre de sa voiture, ils seront revendus pour faire vivre la communauté de précaires sortis de la rue ou de l’errance liée à leur statut de réfugiés.

"Après tout ce qu’il a fait de bien, même s’il a fait quelque chose de mal, il faut le laisser reposer en paix !", grommelle un compagnon sans vouloir s’épancher plus. Un bénévole encadrant, lui, n’en revient pas. Sidéré et contrarié. Dans le déni. En fait, il ne veut pas y croire.

"Beaucoup de gens nous disent qu’ils pensent comme nous, que c’est un canular et chez nous, beaucoup sont dégoûtés mais la plupart n’y croient pas, c’est sorti là, d’un coup, on l’a pris dans la gueule", avance-t-il sous couvert d’anonymat.

"Mais on va où là ?"

Les voitures des donneurs arrivent au compte-goutte et le bénévole laisse passer quelques secondes avant de reprendre. Oui, la figure tutélaire d’Emmaüs a peut-être "eu des pulsions sexuelles".

Mais de là à se lancer dans une campagne de ripolinage de tout ce qui renvoie à l’abbé Pierre, photo comme logo, il y a un cap que la communauté de Saint-Aunès, indépendante financièrement et juridiquement, comme les 122 antennes en France, n’est pas près de franchir. Comme le suggère pourtant Emmaüs France mais aussi international.

"Quoi, il faut décrocher les cadres, les statues, les peintures ? Mais on va où là ?", peste-t-il. "Tous ces gens ont vécu sur le dos de l’Abbé Pierre, toutes ces années et aujourd’hui, on le jette comme ça ? N’allez pas dire à un compagnon de chez nous qu’il faut décrocher le cadre de l’abbé… C’est grâce à lui qu’on est là et tous les gens qu’on a sortis de la merde depuis tant d’années."

"On tombe de haut"

À quelques mètres, à l’entrée, la tête géante du fondateur, aux couleurs bleu jaune, l’emblème de l’association, continue d’accueillir les donateurs. Comme Daniel, 71 ans, ancien routier, qui habite Mauguio, la commune voisine.

"On tombe de haut quand même, 17 nouvelles victimes de violences sexuelles… Quand on voit le film, c’est un saint, là… À qui se fier ?", soupire-t-il en sortant de son véhicule vêtements, pulls et chaussures dont il se débarrasse gracieusement. Le retraité prend bien volontiers la défense des compagnons : "Ici, ils n’y sont pour rien, je donnerai toujours pour que ça puisse les faire travailler et se loger", assure Daniel, favorable pourtant à enlever le logo et les références au prêtre.

"Tous ces gens qu’on peut mettre à la rue, ça fait un peu peur"

A contrario, Brigitte, 65 ans, venue du village de Saussine, amener là encore des vêtements, estime qu’il ne faut rien changer. "Il faut laisser ces gens tranquilles, ils ont eu tellement de difficultés dans leur vie, on ne va pas les punir et lui, il est déjà mort", avance l’ancienne assistante dentaire. Comment l’affaire va-t-elle tourner pour les centres Emmaüs ? L’inquiétude se cache derrière la colère pour l’avenir de ces compagnons si le modèle économique est remis en cause.

"Il y a tous ces gens qu’on peut mettre à la rue du jour au lendemain, sur une décision, ça peut provoquer tout ça, alors ça fait un peu peur, je ne vous le cache pas", lance le bénévole encadrant.

La fin d’une icône

La fin d’une icône. Depuis les premières révélations, en juillet, d’agressions sexuelles dont s’est rendu coupable l’abbé Pierre sur une large période allant des années 50 à 2005, l’image de celui que l’on a toujours considéré comme le défenseur inlassable des laissés-pour-compte, le héraut des sans-abri, était considérablement écornée. La dernière vague de 17 nouveaux témoignages rendue publique ce vendredi a définitivement déconstruit le mythe. Au point que la Fondation Abbé-Pierre, commanditaire de ce rapport indépendant avec Emmaüs, a annoncé avoir initié des démarches pour changer de nom. Le mouvement Emmaüs, qu’Henri Grouès, de son vrai nom, a créé en 1949, a de son côté décidé "la fermeture définitive" du lieu dédié à sa mémoire. CQFD.

Ce nouveau rapport fait cette fois état de faits pouvant s’apparenter à des viols ou concernant des mineures. Ce sont dans leur grande majorité "des contacts non sollicités sur les seins" ou "des baisers forcés", mais certains témoignages évoquent aussi "des contacts sexuels répétés sur une personne vulnérable", "des actes répétés de pénétration sexuelle" ou "des contacts sexuels sur une enfant". Une femme dit ainsi avoir subi, en 1974 et 1975 en Île-de-France, des baisers forcés alors qu’elle avait "8 à 9 ans". Une autre, aujourd’hui décédée mais dont le récit avait été envoyé en 2019 à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, relate des scènes où elle a été obligée d’assister à des masturbations de l’abbé Pierre après qu’il lui ait imposé des fellations. Elle était la fille d’une dame "dépendante de lui financièrement et en grande détresse". "Il est vite passé de l’aide charitable à des faits d’abus sexuels", a-t-elle écrit.

La révélation de ce courrier pose d’ailleurs la question du silence de l’Église sur les agissements d’Henri Grouès. Des enquêtes publiées par Le Monde cet été et la cellule investigation de Radio France lundi, montrent même que l’institution ecclésiastique semble s’être employée à cacher les faits. À plusieurs reprises, l’abbé Pierre a dû être exfiltré des pays dans lequel il était en visite officielle. Il a longtemps été mis à l’écart en Suisse – officiellement pour être opéré d’une hernie – dans une clinique psychiatrique. En 1958, l’archevêque de Paris a même déconseillé au ministre de la Fonction publique de le décorer. "C’est un grand malade […] Il a eu d’heureuses initiatives, mais il semble préférable de faire silence sur lui", écrit-il. Ses différents secrétaires auraient eu pour mission principale de le surveiller. Lui, allait jusqu’à menacer ceux qui dénonçaient ses agissements.

L’Église promet aujourd’hui de collaborer avec la justice. L’abbé Pierre, pourtant, a traversé plus de cinq décennies dans un costume de héros. Il aura fallu près de vingt années après sa mort pour que la lumière se fasse sur ses zones d’ombre.

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