“A la ville et au monde”, de Fabien Penchinat, la nouvelle lauréate du prix Hemingway

"A la ville et au monde", de Fabien Penchinat, la nouvelle lauréate du prix Hemingway

L’écrivain Fabien Penchinat, lauréat du 20e prix Hemingway.

Fabien Penchinat a obtenu le 20e prix Hemingway, avec sa nouvelle "A la ville et au monde" où il imagine un pape aficionado et la première feria du Vatican. 

Le gros pape François III est une masse de bourrelets cléricaux qui tente de gravir les marches d’un escalier de pierre. Il souffle, éructe, jure ses grands dieux, mais monte tout de même. D’un côté, il est suspendu à l’épaule décharnée du nonce apostolique, un grand type, sec, froid, raide comme l’Inquisition. De l’autre, sa férule pontificale surmontée de la sainte croix est une béquille bien méritante. L’attelage s’élève avec lenteur. Pauses après pauses, marches après marches, le vieux colombien parvient à se hisser jusqu’au balcon de la basilique Saint-Pierre de Rome. Dès son apparition, la clameur de cent cinquante mille fidèles est immense. Face à cette foule compacte, le Saint-Père reprend son souffle, s’essuie le front suant d’un revers de soutane et sourit enfin. Il vient d’achever sa première messe pascale en tant que chef de l’église Catholique et d’une main tremblante, il trace une croix dans le ciel du Vatican.

"A la ville et au monde", de Fabien Penchinat, la nouvelle lauréate du prix Hemingway

Fabien Penchinat, lors de la remise du prix, samedi soir au musée des Cultures taurines.

Un minuscule microphone lui fait face. Visiblement heureux d’être là, sans que l’on sache si c’est d’avoir survécu à l’escalier infernal ou à sa propre vie d’homme d’église, le Pape entame la traditionnelle bénédiction Urbi et Orbi, à la Ville et au Monde. "Que les saints Apôtres Pierre et Paul, dont la puissance et l’autorité nous ont été confiées, intercèdent personnellement pour nous auprès du Seigneur !" La foule de pèlerins lui répond d’une seule voix. "Amen."

François savoure l’instant, le privilège et la charge qui est désormais la sienne de guider ses innombrables fidèles vers le chemin, la vérité et la vie. Il poursuit. "Que la bénédiction du Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit descende sur vous et y demeure à jamais." L’amen du peuple catholique est noyé dans les acclamations et les cris de joie. L’allégresse est partout. Ils sont venus fêter leur nouveau Souverain Pontife. Le jour est historique puisqu’un nouveau rite va naître. Ils le savent. D’un geste sec, qui n’a plus rien de celui d’un vieil homme, le Saint-Père fait basculer un mouchoir blanc sur le rebord de la balustrade. Après quelques secondes, un taureau surgit d’une des portes latérales de l’immense colonnade arrondie qui ceinture la place Saint-Pierre.

Cette présence bestiale, dont les regards ne peuvent se détourner, est une apparition divine.

Atrevido, représentant de la ganaderia Santa Maria de la Purification, fait deux fois le tour de la plus belle arène du monde. Cherchant avec rage de quoi se mettre sous les cornes, il longe les solides barrières qui délimitent un cercle parfait au centre de la place. Cette présence bestiale, dont les regards ne peuvent se détourner, est une apparition divine.

Rouflaquettes en majesté, Jose Domingo, la fine lame de Tolède, s’avance à pas lents vers le taureau. En habit de lumière, cape rose et bleue tenue à bout de bras, il est le premier torero à fouler le sable de cette arène improvisée. Sur la première passe, aux pieds des immenses gradins élevés à la hâte sous les colonnes majestueuses, le taureau saute pour égorger puis se retourne comme un chat. L’hidalgo de service ne se dérobe pas. Il reste les pieds bien plantés dans le sable épiscopal et enchaîne les passes dans un petit périmètre malgré la fureur bovine.

La chose se présente bien. Du haut de son perchoir, le pape François repense à son adolescence à Bogota et ses débuts en tant que novillero. Il revit dans sa chair la grève de la faim qu’il a menée trois mois durant devant les arènes de la Santamaria. Que de chemin parcouru depuis cette lutte pour protester contre la décision inique de fermer les arènes de la capitale. Il ne peut oublier la douleur, la rage, les matelas souillés et surtout l’immense solidarité parmi ses treize compagnons d’infortune. Il aurait tant aimé que Luis, Álvaro et surtout Andrés, le meilleur d’entre eux, puissent être encore de ce monde, cinquante ans après, pour assister à la première feria du Vatican. Ce combat de jeunesse en Colombie, ils l’ont perdu. Mais c’est cette défaite qui l’a poussé à entrer si jeune au petit séminaire puis dans les ordres et qui aboutit aujourd’hui à cette immense victoire.

La deuxième série de capotazos confirme les espérances. Telle Véronique essuyant avec douceur le visage du Christ sur le chemin du Golgotha, Jose fait passer quatre fois le taureau dans sa cape. Les cornes acérées frôlent la cuisse ferme, mais le geste est doux, rond, généreux. Des véroniques pareilles face à une montagne de muscles, ça frise la sainteté. Le public ne s’y trompe pas. Il ne demande qu’à croire.

Menant Atrevido avec maestria au centre de l’arène, Jose ne prêche pas dans le désert, il entraîne déjà derrière lui tout un peuple fidèle. Face à la bête toujours aussi furieuse, cette dernière série est une merveille. Le public exulte. C’est comme si les statues des saints et des pères de l’église qui surplombent les toits de la colonnade et le fronton de la basilique se penchent pour mieux admirer le combat.

Pourpre impériale bardée d’or du clergé, son habit de lumière rutile sous le soleil.

Sortant à son tour des ombres du portique, un lourd picador fait son entrée dans l’arène. Le cheval semble épais, rompu à la chose taurine. Fièrement chapeauté, le piquero est un gros curé de campagne venu spécialement d’Estrémadure. Pourpre impériale bardée d’or du clergé, son habit de lumière rutile sous le soleil. Rien de protestant là-dedans.

Depuis le centre de la piste, au pied de l’obélisque de Caligula, Jose Domingo colle trois passes immenses au taureau qui, de cercles en cercles, se retrouve cadré, immobile, à quinze mètres du picador. La mise en suerte parfaite. Le public oscille entre l’explosion de joie et l’attente pieuse de ce qui va suivre. Le cavalier se dresse sur ses éperons, brandit sa pique et cite le taureau de loin. La bête n’en demande pas tant pour s’élancer vers le braillard. Après une cavalcade de toute beauté qui déclenche une salve d’applaudissements, la rencontre est brutale, animale. Le choc est immense. Le cheval recule de deux longueurs. La pique entre dans les chairs du taureau. Goya aurait tout plaqué pour aller en faire une gravure. Bellérophon transperce la chimère de sa lance, jusqu’à ce que le taureau se mette réellement à pousser avec une force incroyable. La chimère se rebelle et soulève le groupe équestre. Le cheval se cabre, le picador joue les équilibristes. Le taureau insiste, pousse de plus belle, relève la tête et envoie valser tout ça. Les cornes se déchaînent, frappent avec force, cherchent la faille sous le caparaçon. Les femmes crient de frayeur. Les hommes font semblant de ne pas crier. Tous multiplient les signes de croix pour que le picador s’en sorte vivant. Empêtré dans sa cuirasse, le malheureux roule sur le sol tel un scarabée retourné sur sa carapace. Il rampe vers un salut improbable. La bête s’acharne sur le cheval allongé, ignorant les capes qu’agitent les peones pour lui offrir une sortie. Il a sa proie, il voudrait la mordre, la couper en deux, l’aplatir comme une hostie. Il faut le courage de Jose pour venir se glisser quasiment entre les cornes et la carne pour que le taureau lâche enfin prise.

"A la ville et au monde", de Fabien Penchinat, la nouvelle lauréate du prix Hemingway

Fabien Penchinat, lors de la lecture de sa nouvelle, dans les jardins de L’Impérator.

Le picador remonte en selle. Il gueule, invective, insulte. Il veut se venger de l’affront à grand coup de pique. Mais cinq fois il semble rétrécir sur son canasson, car cinq fois le taureau charge avec bravoure et l’envoie valdinguer lui et son cheval.

Arc-bouté sur son balcon de pierre, le gros pape contemple ce spectacle torista avec délectation. De toute sa vie de vieil aficionado, rien n’avait jamais été aussi succulent. Fruit de ses pérégrinations dans le marigot taurin puis dans les hautes sphères épiscopales, ce combat est le sommet de sa carrière. Voir sa passion intégrer enfin les rites de la sainte Église universelle avec tant de force est une jouissance, un pinacle émotionnel et mystique. Magnanime, tel César au Colisée, il met fin au calvaire du picador d’un simple jeté de mouchoir blanc sur la balustrade.

Blancs, les banderilleros le sont également car aucun n’a envie d’aller se cogner le lion dans l’arène. Mais nécessité fait loi et le premier s’élance. Une paire indigne, plantée à la volée, pas très catholique, mais elle existe. Le deuxième peon se fait prier. Il y a du monde pour ça. Il temporise, fait des petits ronds ridicules à bonne distance de l’auroch, puis s’élance, pour se faire attraper avant même d’avoir pu lever la moindre petite banderille. Que Dieu ait son âme. Cela ne devrait pas trop tarder tant son vol plané au plus haut des cieux est impressionnant.

Le taureau fait le ménage, les capes volent, la frayeur et le danger sont palpables. Mais il y aura trois paires. François tient à ce que le rite soit scrupuleusement respecté. Ainsi, un tout petit torero, s’avance vers la bête sous le regard inquisiteur du Pape. Ses globules se sont barrés depuis longtemps avec sa frousse sous le bras, il est blanc comme un linceul christique. C’est un petit moine andalou à la tonsure caractéristique qui fait face malgré tout. Toute la place Saint-Pierre retient son souffle. On entend voler une mouche, passer un ange ou l’inverse. Le jeune peon tape du pied sans conviction. Le taureau démarre direct. Au début, l’arc de cercle est académique. Improbable. La rencontre semble pouvoir se faire sans encombre, mais le cornu accélère, coupe la trajectoire. Le moine ne demande pas son reste. Il jette littéralement ses harpons sur le flanc du taureau façon jeu de fléchettes dans un pub irlandais. Il court, le peon. Mais le taureau court aussi. Les cornes s’approchent dangereusement de la soutane en fuite. Les nonnes hurlent à la mort certaine. Le petit moine prend son appui, saute, s’envole, se sauve. Mais le taureau s’envole aussi. Dans un coup de barrière majestueux, Atrevido éclate les planches qui séparent l’arène improvisée de la basilique. Il en oublie au passage de châtier l’homme de foi et continue sa route vers la plus grande cathédrale du monde, comme attiré par Dieu le Père.
La débandade sur la place est indescriptible. C’est à sauve qui peut, à pousse toi de là que je m’y mette. Chacun tente d’échapper à la fureur. Et vas-y que je bouscule mon prochain comme moi-même. Tel Moïse à travers la Mer Rouge, le taureau passe au milieu du peuple catholique. Seul un miracle fait que le bain de foule ne soit pas un bain de sang. Dieu existe.

Les nonnes hurlent à la mort certaine. Le petit moine prend son appui, saute, s’envole, se sauve

Après avoir gravi la vingtaine de marches du parvis, Atrevido défonce dans un fracas du tonnerre de Zeus la lourde porte sainte. Il ne prend pas le temps de s’attarder sur ses seize panneaux de bois gravés qui décrivent pourtant avec précision et maestria la vie de Jésus. La catéchèse sera pour plus tard car Atrevido entre dans Saint-Pierre.

D’un coup de corne habile, il surprend un brave polonais, qui traînait à côté du bénitier. C’est un déluge de sang. Il envoie le martyre ad patres, au ciel, mais certainement pas à la droite de Dieu car le touriste vaguement croyant n’a pas eu le temps de se confesser. Des bancs volent dans la nef. Place nette. Le vide se fait autour de l’assassin qui n’a plus de sang à mettre à son moulin. Image étonnante que celle de ce bestiau. Il trône seul sur le marbre de l’édifice et contemple avec appétit les grappes de premiers communiants qui font de l’alpinisme sur les quatre colonnes torsadées du baldaquin du Bernin pour échapper à une mort douloureuse.

C’est alors que Jose Domingo fait son entrée dans Saint-Pierre par la grande porte. A défaut de sortir par-là, c’est déjà un bon début. Toujours aussi filiforme, toujours aussi impassible, le maestro cite le taureau. Son cri aigrelet résonne sous la coupole. Atrevido fait volte-face, scrute le matador. La faena peut commencer.

La première série de passes de muleta est hachée menue. La bête semble monter sur ressort et se retourne fissa, mettant à chaque instant le piéton en danger. Ce taureau voit l’homme derrière le tissu. Il sait le grec et le latin. Il n’a que foutre du concile Vatican II. De la droite, Jose le châtie de courtes passes sèches. Main base, il faut fixer ce tigre du Bengale. Suant sang et eau bénite, il échappe aux grands coups de tête. Chaque passe est un combat de rue. Il faut vaincre ou mourir. Sur la corne opposée, Jose s’expose, se croise tel un templier moyenâgeux partant à la conquête du Saint-Sépulcre. Le combat est immense. Les foudres de l’enfer en pays catholique.

Jose s’expose, se croise tel un templier moyenâgeux partant à la conquête du Saint-Sépulcre.

Les fidèles se bousculent à l’entrée de la basilique pour assister à la fin du combat. Ils entassant à la hâte des bancs les uns sur les autres pour bâtir des barrières de fortune. Main gauche, les muletazos devient plus suaves. Petit à petit, Jose prend le dessus. Impressionnant d’immobilité, il parvient à ralentir la charge du monstre. De naturelles en derechazos, de trincheras en pechos, Jose dompte la bête. Le génie hypnotique du toreo opère. Tel Jésus, il transforme la bravoure en noblesse. Dans la foule, tout le vocable y passe. La grâce. Le duende. Le nirvana. Jose marche sur l’eau et envoûte Atrevido. Ne s’avouant pas vaincu, le taureau averti encore deux fois le torero de sa corne gauche. Le matador s’en lave les mains et continue son œuvre magistrale.
Perché au sommet du grand orgue, un hurluberlu se met à gueuler "musica, musica". Les fidèles entonnent un chant grégorien qui raisonne sous la voûte. La communion est parfaite entre les vocalises graves et la profondeur des passes de Jose. Les séries se succèdent, lentes, templées. Le miracle se fait sous le regard béat du pape et de ses ouailles. Jose se joue la vie entre les cornes du taureau quasi vaincu. Il est au plus près, dans le berceau. Sa domination est maintenant totale. Envoûtante. Les cornes passent comme par miracle, à gauche, à droite, guidées aveuglément par la muleta écarlate. Dans la basilique, le public explose. La foule scande des "torero torero" ou même des "santo subito" pour que le castillan soit canonisé sur le champ. Des jeunes catholiques fervents jettent de l’eau bénite sur le couple combattant comme jadis les aficionados pamplonais jetaient du mauvais vin dans la chaleur du mois de juillet. L’immense statue de Saint-Pierre qui trône sur le parvis à l’extérieur se penche pour pouvoir jeter un œil curieux à l’intérieur. Il en fait tomber sa lourde clé du royaume des cieux sur une vieille carmélite qui meurt sur le coup en pleine béatitude.

Tête inclinée, pieds joints, humble malgré la gloire, le torero lève l’épée en direction de la galerie. D’un simple mouvement de sa lourde croix dorée, le Saint-Père lui accorde la permission de tuer le taureau brave. Dans un silence de cathédrale, Atrevido et Jose se font face. Le taureau reste fier, bouche fermée. Jose abaisse sa muleta, lève l’épée, respire deux fois, lentement. C’est l’instant. Il s’élance. La corne passe sous l’aisselle sans l’atteindre, l’épée pénètre la bête, son pommeau fait une petite croix à la base du morillo. Après deux tours sur lui-même, cherchant à atteindre enfin ce diable de torero, Atrevido s’effondre au pied de l’autel.

Des témoins racontent que La Pietà de Michel Ange, chef-d’œuvre de marbre sculpté, aurait agité son voile immaculé pour réclamer les oreilles et la queue de ce taureau miraculeux alors que son fils Jésus, gisant dans ses bras, pleurait des larmes blanches. Dès l’instant où le puntillero a achevé Atrevido d’un coup de poignard habile à l’arrière du frontal, beaucoup prétendent avoir vu une âme majestueuse et bleutée s’élever dans les airs de la cathédrale. L’Histoire dira si cette âme combattante redescendra sur terre pour pardonner tous les péchés du monde. "In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen."

Un recueil des nouvelles finalistes paraîtra à la rentrée aux éditions Au Diable Vauvert. Je m’abonne pour lire la suite

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