“Avec Cyril Hanouna, il s’agit pour Bolloré d’imposer un modèle”, estime Claire Sécail, historienne des médias
|Cyril Hanouna “utilise ses audiences pour se légitimer et “se prévaloir d’un socle populaire”. – MAXPPP / CHRISTOPHE ENA
Quel rôle Cyril Hanouna joue-t-il dans le débat public ? Dans son livre intitulé "Touche pas à mon peuple", l’historienne des médias Claire Sécail dissèque le projet populiste porté selon elle par l’animateur de "Touche pas à mon poste". Simplification outrancière du débat au service d’un agenda ultraconservateur, culture du clash dopée à la dénonciation d’élites forcément corrompues, glorification d’un peuple fantasmé détenteur du "bon sens"… Cyril Hanouna, estime-t-elle, sert clairement un projet politique réactionnaire.
Selon vous, Cyril Hanouna est plus un populiste qu’un démagogue. Pourquoi ?
La démagogie, cela consiste à flatter le peuple en vue d’obtenir l’adhésion à sa personne. Là où la démagogie relève donc d’un sentiment, d’un travail rhétorique, le populisme, lui, convoque une vision de la société, ce qui est de plus en plus perceptible chez Hanouna au fil des années. Son émission met en scène un peuple idéalisé, assimilé à son public, et une élite corrompue, les deux s’opposant. La volonté de ce peuple supposée, elle, passe par la voix du leader, en l’occurrence l’animateur. On a donc bien affaire à un travail à visée politique, puisqu’il s’agit d’esquisser une vision de la société, de façonner un imaginaire, et non de travailler à une notoriété.
Le populisme hanounesque, dites-vous, menace les fondements de la démocratie. Comment ?
Cyril Hanouna cherche à mobiliser un "peuple" avec lequel il prétend entretenir un rapport privilégié, comme cela a été le cas pendant la crise des “gilets jaunes”. Cette relation est très importante dans la pratique populiste, notamment parce qu’elle entend supprimer les étages représentatifs, qui sont considérés comme des obstacles entre la volonté du peuple et le champ politique. C’est pour cela que l’émission TPMP a pris un virage antiparlementaire, en stigmatisant les élus, accusés de ne rien faire et de profiter du système, ou qu’elle s’est aventurée dans une forme de populisme pénal (*) qui remet en cause la complexité de l’état de droit. La volonté affichée de Cyril Hanouna est de remettre en cause tout ce qui relève de la délibération, de la nuance, du temps long que nécessite l’exercice démocratique.
Comment est-ce que cela se manifeste ?
On le voit très bien sur le plateau de l’émission, où les enjeux son simplifiés à outrance avec des chroniqueurs invités à brandir des pancartes “oui/non” ou “j’aime/j’aime pas”, qui reflètent des modes de pensée binaire. On en arrive à inviter des gens dont seule compte l’expression : un père qui s’indigne qu’on interdise à sa fille de porter le voile en classe, présenté comme "un papa", dont on ne dit pas qu’il est un activiste.
Après avoir mis en scène le populisme de gauche, il a installé le populisme de droite à l’antenne, observez-vous. TPMP est-elle devenue une émission à visée politique ?
Ce qui est avéré, c’est qu’après avoir accueilli La France insoumise (Jean-Luc Mélenchon a été le premier invité politique d’envergure), Cyril Hanouna a choisi de privilégier l’un de ces deux projets idéologiques, en l’occurrence celui de Vincent Bolloré. L’omniprésence du populisme pénal, l’invitation régulière de figures de l’extrême droite relèvent de la mise en œuvre de ce projet idéologique ultraconservateur voire réactionnaire, qui s’accommode bien de la dynamique mise en place sur le plateau de TPMP. Hanouna réalise des audiences, ce qui est bon pour le business, Bolloré diffuse son message, ce qui est bon pour sa croisade idéologique. Clairement, TPMP est devenue une émission politique.
La chaîne assure qu’il s‘agit d’une mission de divertissement…
C’est toute l’ambiguïté : une grosse partie de l’émission reste basée sur la promotion d’artistes, une autre, préparée par une rédaction en chef dédiée, est consacrée à l’actualité. Les séquences qui traitent de l’actualité sont placées en fin d’émission, là où l’audience est la plus forte. Les sujets abordés sont clairement choisis selon un agenda politique ultraconservateur, quitte à être déconnecté des thèmes du moment. Il n’en reste pas moins que cet habillage du divertissement est très utile : d’abord pour les chroniqueurs, parfois débordés par les thèmes mais qui peuvent se rassurer en se disant qu’il s’agit avant tout d’un spectacle, ensuite pour la chaîne, qui s’en sert comme d’une protection vis-à-vis de l’autorité de régulation.
Dans TPMP, expliquez-vous, on préfère l’opinion à l’information et on privilégie l’affect aux faits. Avec quelles conséquences ?
Le traitement de l’actualité n’obéit à aucune règle de base du traitement journalistique. Si on parle d’un fait divers, on va faire venir la victime un jour, l’auteur le lendemain, sans mise en perspective, avec en revanche la volonté d’insinuer du doute chez les téléspectateurs. Même chose sur les questions de société, où on va systématiquement dénigrer les élites intellectuelles, en caricaturant systématiquement les « intellos bobos de gauche », comme on le voit dans un autre talk-show, “L’heure des pros”, diffusé sur CNews (chaîne du groupe Bolloré), où les intellectuels de la droite réactionnaire sont en revanche bien accueillis puisque leur parole est conforme à la ligne éditoriale.
Vous soulignez toutefois que Cyril Hanouna ne cesse de rétrograder dans les classements de popularité. Que faut-il en déduire ?
Cela permet de faire la distinction entre notoriété et réputation. Quand Cyril Hanouna utilise ses audiences pour se légitimer et se prévaloir d’un socle populaire, on voit parallèlement dans les enquêtes d’opinion que son image s’est considérablement écornée. Sa notoriété peut être forte, mais sa réputation est mauvaise.
Plus qu’Hanouna, n’est-ce pas son employeur Vincent Bolloré le plus dangereux des deux pour la démocratie ?
À lui tout seul, Hanouna n’est pas un danger pour la démocratie. Il est en revanche un symptôme de l’évolution de notre société, des échanges sociaux contemporains et de leur polarisation, sur laquelle il joue énormément. La vision simpliste et caricaturale colportée par TPMP peut conduire les gens à refuser toute complexité, toute nuance. De manière plus globale, le "débat médiatique bolloréen" organisé à travers une chaîne de divertissement, une chaîne d’information et des journaux, travaille méthodiquement l’opinion en exploitant un filon, qui est celui de la défiance envers les institutions. Certains partis politiques le font très bien, les médias de Vincent Bolloré le font également en mettant en scène une guerre de civilisation. Ceci relève d’un agenda purement politique : les analystes économiques ont démontré que les médias du groupe étaient un gouffre financier. L’enjeu est ailleurs : il s’agit pour Bolloré d’imposer un modèle et de remporter la bataille culturelle.
(*) En ouvrant un débat sur la peine de mort à l’occasion du meurtre de la petite Lola, en octobre 2022. À lire : Touche pas à mon peuple, Seuil Libelle, 82 pages, 6,45 euros.