“C’est bien d’aimer Nemo mais c’est le Gobie qui bosse” : pourquoi les espèces de poissons les moins étudiées sont les plus menacées ?
|La blennie rayée fait partie des espèces peu étudiées par les scientifiques, et peu présente dans les recherches du grand public. © Roland GRAILLE/CNRS Images
Une équipe conduite par Nicolas Mouquet, chercheur CNRS et directeur scientifique du centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité, a étudié l’intérêt scientifique, et la curiosité du grand public, pour plus de 2000 poissons de récifs, très présents en Méditerranée. Constat : les espèces les moins étudiées sont les plus menacées. Les chercheurs alertent.
"Les espèces de poissons les moins étudiées sont les plus menacées" : c’est la conclusion d’une étude, conduite par Nicolas Mouquet, chercheur CNRS et directeur scientifique du centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité, à Montpellier, publiée dans la revue Science advances.
"Pour arriver à ces résultats, les scientifiques se sont appuyés sur la big data : bases de données scientifiques, réseaux sociaux et statistiques de consultation de pages Wikipédia des différents poissons. Par exemple, les 2408 espèces étudiées cumulent plus de 17 millions de vues sur Wikipédia, mais 50 % de ces vues ne concernent que 7 % des espèces ici considérées, et 20 % des vues seulement 1 % de ces espèces. Plus encore : 1 % des espèces étudiées cumulent presque 50 % des publications scientifiques", indique le CNRS dans un communiqué.
Nicolas Mouquet a piloté l’étude, qui s’appuie sur les données de la data scientifique. DR
"Parmi ces espèces qui nous sont indifférentes, se trouvent beaucoup d’espèces menacées. Je ne suis pas un lanceur d’alerte, je fais mon job de chercheur pour interpeller les pouvoirs publics et les financeurs de la recherche. Notre travail souligne à quel point le grand public mais aussi le monde scientifique ont une vue réduite de la biodiversité qui souvent se résume aux espèces que l’on exploite ou à celles qui sont les vedettes de documentaires ou de dessins animés.
Comment préserver ce que nous ne connaissons pas ? Cela implique de l’humilité mais aussi de mieux comprendre ces biais de perception qui peuvent avoir de fortes conséquences quand il s’agit de prendre des décisions à une échelle globale", explique Nicolas Mouquet, contacté ce mardi 23 juillet.
"Un travail de fourmi"
Le choix des poissons de récif comme base d’étude, sachant que le travail aurait pu être mené "sur des plantes ou des oiseaux", présente l’intérêt de s’appuyer sur "une base de données mondiale et très complète, avec beaucoup d’images et d’informations sur le rôle écologique des poissons de récifs".
En pointant l’attention sur les mers et les océans, il se focalise aussi sur "un univers qui bien que fortement impacté par l’activité humaine, reste encore naturel". Et pourtant déjà en péril : en mer, "pour comprendre les dégâts causés par la pêche au chalut, imaginez ce qui se passerait sur terre, si on rasait tout un pan de la forêt tropicale pour récupérer quelques arbres, dans les récifs coralliens, "les épisodes de blanchiment sont aussi graves que des sécheresses sur terre".
La démonstration est implacable. Pour y parvenir, l’équipe a d’abord enquêté sur "la manière dont l’être humain s’intéresse à la biodiversité", et "mesuré la popularité des espèces sur les réseaux sociaux, notamment twitter, mais aussi Flick".
Elle a aussi passé au crible "des dizaines de millions d’articles scientifiques", et "interrogé la plus grande base mondiale de séquençage d’ADN" sur ces espèces.
"C’est un travail de fourmi, de la data science", qui a "nécessité des mois de traitement informatique", explique Nicolas Mouquet.
"C’est bien d’aimer Nemo, mais c’est le gobie qui bosse"
Le résultat, inquiétant "à l’instant T", se projette aussi dans un futur soumis aux changements climatiques : "On a travaillé avec les scénarios du Giec, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, et sur les listes de l’IUCM, l’Union internationale pour la conservation de la nature", précise le Montpelliérain.
Cette enquête révèle l’étendue de la "biodiversité cachée", mais pourtant essentielle, que l’on pourrait comparer à "la face cachée d’un iceberg".
"Aujourd’hui, la recherche s’intéresse surtout aux espèces qu’on exploite, celles que l’on mange, et le grand public aux espèces qui sont belles ou que l’on peut élever en aquarium. Notre regard est biaisé, mais c’est avec ça que se construit notre imaginaire de la nature. Et pourtant c’est la biodiversité cachée qui fait le job dans les écosystèmes", un travail de fond pour maintenir les équilibres planétaires est maintenant nécessaire.
Dit différemment : "C’est bien d’aimer Nemo, mais c’est le gobie qui bosse". Il "nettoie les coraux et sert de repas aux mérous".
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