“Le champion a des superpouvoirs” : l’enquête passionnante d’un scientifique sur ce qui se passe dans la tête du sportif de haut niveau

"Le champion a des superpouvoirs" : l'enquête passionnante d'un scientifique sur ce qui se passe dans la tête du sportif de haut niveau

Kylian Mbappé, lors d’un match MHSC/Paris. Midi Libre – JEAN MICHEL MART

Qu’est-ce qui fait de Kylian Mbappé, Antoine Dupont, Félix et Alexis Lebrun, Léon Marchand ou encore Kevin Mayer des êtres d’exception ? Alors que l'Euro est lancé et à quelques semaines de l’ouverture des Jeux olympiques, Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche en neurosciences cognitives au sein de Centre de recherche en neurosciences de Lyon, explore la face cachée des sportifs de haut niveau avec "Dans le cerveau des champions", son dernier ouvrage.

Spécialiste de la question de la concentration, Jean-Philippe Lachaux s’appuie sur les témoignages de sportifs de haut niveau, et sur l’état de la recherche en neurosciences cognitives dans "Dans le cerveau des champions", publié en juin 2024 chez Odile Jacob (19,90 euros).

"Le champion a des superpouvoirs" : l'enquête passionnante d'un scientifique sur ce qui se passe dans la tête du sportif de haut niveau

Jean-Philippe Lachaux, spécialiste des questions de concentration, a mené 35 interviews avec des sportifs de haut niveau. DR – EMILIE CORBINEAU

On limite souvent un champion à son physique, sa technique, sa puissance, on parle du mental, bien entendu, mais on est loin d’imaginer ce qui se passe dans son cerveau… c’était votre propos d’apporter un éclairage là-dessus ?

Oui, il y a de ça, sachant que le mental est souvent seulement associé à la gestion des émotions. Il y a bien d’autres choses. En fait, la technique, c’est dans le cerveau. Les neurones moteurs, hyper-efficaces, interagissent entre eux. Chez un sportif de haut niveau, la prise d’informations est également très efficace, et permet de se concentrer sur les éléments importants et bien décider ce qu’il faut.

Et j’ai beaucoup insisté sur la concentration, qui consiste à avoir une attention bien stable, au bon endroit, à chaque moment. Tout ça, c’est cérébral. La partie technique et corporelle n’est que la partie émergée de ce qui fait un sportif de haut niveau, c’est ce qui se passe à l’intérieur qui est le plus important.

Vous dites qu’un sportif de haut niveau est forcément quelqu’un d’intelligent, contrairement aux idées arrêtées.

Oui, on fait toujours référence à une intelligence très particulière, la capacité à manier des concepts ou des abstractions. L’intelligence est plus large que ça, déjà, il y a une intelligence attentionnelle, le fait de remarquer des choses que les autres ne remarquent pas, l’intelligence des relations sociales… et l’intelligence du sport, qui est une forme d’intelligence. Pourquoi établir une hiérarchie ?

L’intelligence du sportif occupe tout autant le cerveau que l’intelligence du mathématicien ! Même à ce niveau-là, il n’y a pas de raison de mettre le mathématicien au-dessus du footballeur.

Y compris pour des sportifs qui sont stigmatisés, je pense à quelqu’un comme Franck Ribéry ?

Oui, le choix des mots et la capacité à construire des phrases sont une forme d’intelligence, mais allez mettre un mathématicien au milieu d’un match de foot où il faut prendre des informations quand ça va à 100 à l’heure… il aura l’air d’un abruti !

Dès qu’on nous sort de notre domaine de prédilection, on est complètement idiot.

"C’est sidérant à quel point ils sont bons dans la grammaire de leur sport"

Vous parlez des superpouvoirs des champions, certains semblent presque évidents mais vous allez très loin, on touche à des choses très complexes, la capacité de sentir des énergies, de capter des micro-signes…

La différence entre moi et un tennisman de haut niveau, dans la lecture du jeu, est identique à ce qui différencie un élève de CE2 d’un académicien. C’est vraiment ça. C’est sidérant à quel point ils sont bons dans la grammaire de leur sport. Et là encore, c’est une forme d’intelligence.

Dans les superpouvoirs, il y a des choses vraiment étonnantes. Quand ils vous disent qu’ils voient apparaître sous leurs yeux ce qu’ils doivent faire, c’est comme un GPS en fait. Alors qu’ils sont au coeur de l’action. Ils ont un sens des réalités qui n’est pas le même que le sens commun.

C’est lié à l’entraînement, puisque vous rappelez qu’il faut beaucoup de travail pour atteindre le très haut niveau, ou il y a de l’inné, voire de la génétique ?

Sur les aspects corporels, on sait qu’il y a des données génétiques indéniables. En revanche sur les autres "superpouvoirs", c’est plus compliqué. Suivre les consignes de l’entraîneur quand on est enfant, par exemple, on ne sait pas si c’est juste de l’application ou si c’est un don au départ. Les premiers entraîneurs de Roger Federer disaient qu’il suffisait de lui montrer un geste pour que tout de suite, il puisse le répéter à l’identique, il apprenait extrêmement vite. Mais peut-être qu’il savait juste placer son attention sur les bons éléments.

"Le champion a des superpouvoirs" : l'enquête passionnante d'un scientifique sur ce qui se passe dans la tête du sportif de haut niveau

Des capacités hors normes pour les sportifs de haut niveau. Midi Libre – SOPHIE WAUQUIER

"Le cortex préfrontal est le grand organisateur"

Qu’est-ce que vous appelez PIM quand vous parlez de concentration ?

Ça part d’un constat de bon sens. Il y a toujours une perception, une intention, et une manière d’agir qui vont dominer, le cerveau est toujours dans cet état, c’est un PIM. D’abord, l’attention est sélective, on ne peut pas tout percevoir, il y a des choses qui prennent le dessus, avec un relief particulier. De la même façon, vous avez une intention, vous n’avez pas toutes les intentions du monde en même temps. Et puis vous êtes dans l'action, et pas n’importe comment.

Être concentré, c’est quand la perception, l’intention et la manière d’agir sont en adéquation avec ce que l’on doit faire.

On imagine quand on parle de concentration, quelqu’un lire un livre et rester concentré très longtemps sur un texte. En fait, les sportifs doivent être concentrés mais sur des choses qui bougent tout le temps. Ils passent d’un PIM à un autre en permanence. C’est pour ça aussi que j’ai fait le livre. On dit souvent que la concentration n’est pas adaptée à nos vies modernes. Mais on a tous nos superpouvoirs.

Quelles sont les zones du cerveau les plus importantes pour un sportif ?

Le cortex préfrontal est un peu le grand organisateur, il est plus développé chez l’être humain que chez l’animal, chez l’adulte que chez l’enfant. Au niveau de la vision il y a des zones du cortex moteur qui seront activées différemment selon le sport. Le cerveau va se modeler pour coller parfaitement à l’environnement.

Ces constats s’appuient sur de l’imagerie cérébrale ?

C’est un mélange entre ce que l’on sait du cerveau, et ce que j’ai appris des athlètes, en menant des entretiens. Le problème, c’est que le sport n’est pas très adapté à l’imagerie. La meilleure façon de comprendre ce qui se passe est parfois de leur poser la question.

"Le stress a un effet délétère, il amène vers de mauvaises intentions"

Vous dites aussi que le stress, la pression, ne marchent pas. Les sportifs de haut niveau sont plus détendus qu’on ne l’imagine…

Ça dépend des moments, quand même. Le stress va avoir un effet très délétère, il va les amener vers des mauvaises intentions, gagner ou ne pas perdre, par exemple, et ils vont basculer dans un surcontrôle. Un peu comme si quand on parlait, on faisait attention à chaque mot, ça ne marche pas, ça ralentit, on s’embrouille.

Les tout meilleurs ont la capacité, quand ils sentent qu’ils sont stressés, à ramener leur attention sur la respiration, par exemple, et à revenir à des intentions beaucoup plus claires, ce qu’il y a à faire tout de suite.

Ils méditent en permanence, en fait.

Oui, mais quand vous méditez, si votre esprit s’évade, la respiration vous ramène à l’instant. Quand vous dévalez une piste de ski à 200 à l’heure, ce ne peut pas être ça, dans un contexte où tout bouge très vite. C’est une forme de méditation, où l'attention est placée sur une trajectoire intentionnelle. Mais c’est bien le principe de la méditation.

Toute pensée parasite est une grosse perturbation : la frustration qui s’attarde après un point raté, quelqu’un d’agité dans le public…

Oui, mais quand vous êtes un champion, vous allez accepter le fait que vous allez être distrait, mais vous avez la capacité immédiate de faire le tri entre ce qui est important et ce qui est sans intérêt.

"On peut tout apprendre, à condition d’y passer du temps. Et il faut accepter de rater"

Comment appliquer ces leçons à notre quotidien ?

Le premier grand message que je veux faire passer, c’est qu’on peut tout apprendre. On ne deviendra pas forcément un grand champion, mais on peut apprendre à condition d’y passer du temps et d’avoir chaque fois des intentions claires. Et il faut accepter de rater : le cerveau apprend de l’erreur. Ce n’est pas la peine de stresser et de se crisper. Je veux faire passer ce message aux plus jeunes.

Et je veux faire passer un autre message sur le rapport à la concentration : on a cette image d’une crispation, d’un effort. Pas du tout, dans l’effort, on peut avoir une énorme satisfaction qui va même au-delà de la médaille. Quoi que vous fassiez, vous pouvez, jour après jour, essayer d’arriver à ce niveau de concentration qui sera une source de satisfaction énorme. Vous allez me dire que c’est facile à dire quand on est chercheur, que c’est un métier de passion… mais les sportifs ont un métier extrêmement pénible, ils font tous les jours la même chose, on se blesse, il y a beaucoup de fatigue, des victoires mais souvent on perd… si eux y arrivent, tout le monde peut y arriver. C’est une question de rapport au travail.

Les grands athlètes sont des travailleurs à la chaîne, en fait…

Oui, et ce n'est pas une question d'argent. On focalise sur les footballeurs, les joueurs de tennis… mais il y a tous ces sports à bas bruit, dont on n’entend parler qu’aux jeux olympiques, pour lesquels la récompense n’est même pas financière. C’est une récompense de progrès et de concentration permanente. On peut y accéder quoi qu’on fasse, y compris si on est caissier dans un hypermarché.

Mais quand il y a une victoire importante, il y a une décharge émotionnelle qu’on n’a nulle part ailleurs, c’est le feu d’artifice dans le cerveau…

C’est clair. Il y en qui sont addict à ça, et qui ont du mal quand ils arrêtent leur carrière, qui sombrent dans l’alcoolisme… C’est pour ça qu’on ne peut pas faire du sport pour ce kif d’adrénaline, ce doit être annexe. Il faut trouver de la joie ailleurs.

"Il y a plein de façons de regarder le sport"

Vous dites que l’être humain est au-dessus de la machine, ça reste vrai à l’heure de l’intelligence artificielle ?

Oui, parce que sinon, on va dans le mur. La machine fera toujours mieux. À un moment, il faut revenir à des choses qu’on apprend dans la philosophie asiatique, par exemple. Si vous prenez la cérémonie du thé, ce n’est pas le thé, l’objectif. C'est l’état d’esprit dans lequel vous êtes quand vous faites le thé. Et un dessin d’enfant n’est pas une œuvre d’art. Ce qui est important, c’est l’intention qu’il y a mis en dessinant. C’est l’état d’esprit qui donne toute sa valeur à un produit. Et ça, la machine ne l’aura jamais.

Quel est le champion qui vous a le plus impressionné ?

Le plus sidérant, que je n’ai pas interviewé mais que je cite, est le grimpeur Alex Honnold, deux secondes d’inattention, c’est la mort, et il fait ça pendant quatre heures ! Quand Guy Forget me dit qu’il voit apparaître un rond coloré de l’autre côté du filet qui lui indique ou mettre la balle… tous ! Quand Nathan Paulin me dit qu’il a des moments de grande facilité sur sa slackline, alors qu’il est en train de passer sur un fil à plus de 2 kilomètres de haut…

Ce livre est une autre façon de regarder l’Euro et les JO ?

Oui, j’ai écrit un passage là-dessus. On peut être devant sa petite télé toute pourrie et avoir l’impression d’être dedans. Il y a plein de façon de regarder le sport, et j’invite les gens à être attentif, à ne pas attendre que le commentateur hurle pour capter notre émotion. C’est dommage.

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