Le jour où Léon Blum, le père des congés payés, a été parachuté candidat aux législatives à Narbonne, en 1929

Léon Blum, costume cravate et veste longue, en campagne pour les législatives de Narbonne en 1929. FNSP, DRIS-DA, fonds Léon Blum, 10 BL 64, New York Times

Le chef de file du Front populaire, mort le 30 mars 1950, il y a 74 ans, était pendant ses années fastes… député de l’Aude ! Parisien pur jus, il y avait vu le moyen d’assurer sa carrière.

Léon Blum, mort le 30 mars 1950, il y a 74 ans, a eu "une vie héroïque" pour reprendre le titre de l’ouvrage biographique sorti l’an dernier, basé sur un podcast de France Inter. Le socialiste, figure du Front populaire, fut l’un des acteurs majeurs des années 30 en France. Et pourtant, le nom de l’ex-Président du Conseil est comme gommé, voire sali, sept décennies plus tard. On l’a pour tout dire oublié, lui le mal-aimé des gaullistes et des communistes. En Languedoc aussi. Même s’il fut onze ans durant député de Narbonne !

Léon Blum en 1932 lors du congrès de la SFIO. AGENCE MEURISSE/CC By SA

Il faut remonter trente ans avant sa mort : en 1920, au congrès de Tours, une scission intervient au sein du parti socialiste d’alors, la SFIO : Blum résiste aux communistes, qui créent leur propre parti. "Pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un garde la vieille maison", lance-t-il aux Léninistes.

En 1928, candidat à sa réélection dans le XXe arrondissement de Paris, quartier alors populaire, une partie de son électorat lui en veut. Il est battu. Pas question pour la SFIO de le laisser sans mandat. Quand le député audois Yvan Pélissier meurt en 1929, une élection partielle est organisée. Le siège, assuré en fief socialo-viticole, doit échoir à Eugène Montel, secrétaire de la fédération audoise. Blum lui dame le pion.

Pourtant, le chef de file des députés socialistes avait longtemps répugné à pareil stratagème. "Je ne me présenterai jamais dans une circonscription paysanne, écrivait-il à sa femme en 1918. Je ne sais pas boire. Je ne sais pas écouter les histoires. Je deviens triste comme la mort devant certains aspects de la vie."

Cravate, moustaches et petites lunettes : le parfait bourgeois. CC By SA

Il doit mettre de l’eau dans un vin audois de circonstance. Il achète "pour la règle à bas prix un terrain inculte" et le voilà Narbonnais, souligne l’historien Pierre Barral. "Sa domiciliation narbonnaise étant douteuse", avance l’historien Justinien Raymond, le Conseil d’État faillit invalider l’élection. Les radicaux-socialistes lui mettent dans les pattes un candidat se réclamant être "un homme de chez vous". Une pierre dans le jardin du parachuté. Il ne connaîtrait "la terre que par la lecture de Larousse agricole", entend-on. Mais surtout, déjà, pointe un antisémitisme qui ne le lâchera pas. Le parachuté est dépeint en "nouveau Juif errant".

"Cette homme d'une autre race"

L’Action française s’en est pris régulièrement à Blum. Ici en 1936. CC By SA

En 1936, un dissident socialiste, Emile Sabatier, apostrophe l’électorat : "Citoyens de Narbonne, comment pouvez-vous supporter la tyrannie de cet homme d’une autre race ?". Et d’une autre planète… Car Blum est un pur Parisien. Il aime les mondanités. Ses adversaires, dira-t-il plus tard, voulaient transformer la campagne en celle "du buveur d’eau, de l’homme étranger à la vigne".

"Il est l’image même du dandy, un peu efféminé, un peu maniéré, il porte une fleur à sa boutonnière", raconte l’avocat Frédéric Salat-Baroux. Souliers cirés, tiré à quatre épingles, il jure dans le paysage. "Un Parisien avec son chapeau si reconnaissable, habillé comme un milord", décrit Olivier Loubes dans le livre "Une vie héroïque".

"Une petite voix fluette"

Sur son acclimatation en terre audoise, les avis divergent. Le préfet d’alors le revoit parler "d’une voix un peu sourde", "sans doute trop abstraite et trop académique", "devant un auditoire qui le suivait mal". Un militant socialiste, Aimé Huc, se souvenait avoir vu débarquer avec inquiétude "un grand bonhomme mince, un visage effilé, un lorgnon toujours branlant qu’il s’efforçait de raccrocher, une petite voix fluette", mais la suite l’avait rassuré : "Dès qu’il se mettait à parler, les gens qui étaient autour de lui commençaient à se taire et ce silence s’étendait, s’étendait, s’étendait, jusqu’au fond de la salle".

Léon Blum en compagnie d’Achille Lacroix, l’ancien maire de Narbonne. ARCHIVES FERNAND FAGES/L'INDEPENDANT

Blum, 57 ans en 1929, l’emporte de justesse au premier tour. Et rafle dans la foulée le siège de conseiller général lui aussi vacant. Mais trois ans plus tard, pour ne pas voler deux fois la place à Eugène Montel, il lui laisse le canton de Narbonne et se présente sur le secteur de Coursan, "afin de prouver son enracinement parmi les vignerons", résume l’historien Pierre Barral. Péché par excès d’optimisme ? Mal lui en prend en tout cas : il est battu par un radical-socialiste, le docteur Carrière.

Une défaite "camouflée" aux cantonales de Coursan en 1931

"Cette défaite a été camouflée par beaucoup de gens", insiste l’historien Rémy Pech. Elle faisait tache. À Coursan aujourd’hui, ils sont peu nombreux à l’avoir en mémoire. Blum, jusqu’au bout, aura été effacé. Il ne venait dans l’Aude que pour les campagnes électorales. Il vivait à Paris, sur l’Ile Saint-Louis. Il était secondé, sur place, par ses lieutenants Montel et Viraben. Sa femme Thérèse prêtait aussi main-forte à distance. Ou conduisait la voiture quand le couple descendait de Paris.

Blum a été réélu député en 1932. Pendant la campagne, il défend son bilan local : "On raillait, il y a trois ans, mon ignorance en matière viticole […]. L’amendement qui a sauvé les vignes irriguées de la région narbonnaise porte ma signature et n’a été voté que grâce à moi." Rémy Pech rappelle aussi que Blum était intervenu "pour défendre les petits vignerons en leur traçant la coopération comme issue durable à la crise".

Il est réélu à nouveau en 1936. Quand, en juillet 1940, il projette de s’installer en zone libre, "il songe à se fixer à Narbonne, mais il y rencontre beaucoup d’ingratitude", assure Rémy Pech. Il accepte finalement l’hospitalité du gendre de son ami Eugène Montel, à Colomiers, près de Toulouse, avant d’y être arrêté par Vichy.

Dans cette affiche, les Républicains nationaux s’en prennent à Blum, qui ne croyait pas au départ à un péril allemand. CC By SA

Front populaire, antisémitisme et déportation

La décennie de son mandat narbonnais, les années 30, est des plus chargées, de la montée du nazisme à la crise économique, en passant par les avancées sociales du Front populaire. Blum va diriger deux gouvernements de cette coalition de gauche qui met en place la réduction du temps de travail à 40 heures par semaine et la généralisation de deux semaines de congés payés, entre 1936 et 1938.

Après deux ans au pouvoir marqués par de nombreuses dissensions, la coalition éclate devant le refus du Sénat d’accorder à Léon Blum, Président du Conseil, les pleins pouvoirs financiers pour faire face à la crise économique et monétaire. Quant à l’émergence du fascisme, Blum, comme d’autres, a mis du temps à la prendre au sérieux. "Je doute grandement que les bandes d’Hitler, même grossies et renforcées, représentent un grave péril pour la République allemande et pour la paix européenne", déclare-t-il en 1932.

Blum, hostile à une coalition de gauche au début des années 30, est convaincu du contraire après les émeutes de la Concorde, en février 1934. Une manifestation antiparlementaire, rassemblant entre 30000 et 50000 personnes, dégénère, sous la pression de l’Action française et des ligues d’extrême droite. 19 personnes sont tuées et mille blessées.

Blum se rapproche du Parti communiste qu’il avait brocardé quatorze ans plus tôt, pour mieux contrer le fascisme intérieur et extérieur. Les coups pleuvent de plus belle contre le socialiste, des attaques d’une violence inouïe. Charles Maurras, éditorialiste de L’Action française, évoque "un détritus humain à traiter comme tel" et à supprimer "avec un couteau de cuisine". Pierre Gaxotte, plus tard élu à l’Académie française, le dépeint "en jument palestienne à envoyer en camp de concentration à Madagascar".

Le 13 février 36, en rentrant chez lui sur l’île Saint-Louis, sa voiture est arrêtée dans un bouchon. Des membres de l’Action française le reconnaissent. Et veulent le lyncher. Il est sauvé par des ouvriers, mais il est blessé à la tête et au cou. Le soir même, le Conseil des ministres décide de dissoudre les mouvements d’extrême droite. Trois mois plus tard, Blum devient chef du gouvernement du Front populaire.

En 1940, il fait partie des 80 parlementaires qui refusent de donner les pleins pouvoirs à Pétain. "Mais il s’abstient de parler, pour ne pas déchaîner les haines qui couvent contre lui", résume Pierre Barral. "Il constitue le bouc émissaire idéal du malaise français en 1940", selon Serge Berstein, sur fond d’échec du Front populaire. Il est désigné responsable de la débâcle face aux Allemands.

Il est arrêté en septembre 1940, avant d’être jugé à Riom entre février et avril 1942 avec d’autres responsables politiques accusés d’être à l’origine de la défaite française.

La défense de Blum et Daladier fragilise le procès à charge, qui "tourne au fiasco", avance Rémy Pech, et qui ne va pas à son terme. Pétain condamne les accusés à la prison à vie. L’occupant allemand finit par déporter Blum en mars 1943 dans une annexe du camp de Buchenwald, l’ex-pavillon de chasse du ministre nazi Himmler, en Allemagne.

Il est libéré par les Américains deux ans plus tard, en 1945, très affaibli. Il refuse un ministère proposé par De Gaulle dans son gouvernement provisoire. En 1946, il est à la tête d’un éphémère gouvernement. Il participe à des missions internationales. Il meurt d’un infarctus à la veille de ses 78 ans, à Jouy-en-Josas, le 30 mars 1950.

Avec sa dernière épouse Jeanne, en 1946. CC By SA  

Un homme à femmes, marié trois fois, à Lise, Thérèse et Jeanne

Séducteur, Léon Blum aimait les femmes. Du mariage, son essai féministe, lui vaut les foudres des conservateurs. L’extrême droite parle même d’"œuvre satanique", "sous-entendu c’est le juif qui vient dissoudre la famille chrétienne", résume l’historien Pascal Ory dans le livre Une vie héroïque.

"Cette recherche de séduction, très stendhalienne, lui vaudra une levée d’antisémitisme dont on a totalement perdu le souvenir", confirme l’historien Pierre Birnbaum. "Il deviendra "une femmelette", "mamzelle Blum", la "fifille", celui qui veut séduire, la "putain", la "prostituée", celui qui va troubler les mœurs sexuelles, celui qui incarne la séduction des bonnes femmes françaises catholiques."

Blum a eu trois grands amours. Sa première femme, Lise, qu’il délaisse pour Thérèse et qui vivra très mal cette double vie, au point d'en devenir dépressive. Thérèse devra attendre le décès de Lise pour vivre leur passion au grand jour. Blum avait refusé de divorcer. Thérèse meurt d’un cancer de l’estomac, à 56 ans, en 1938.

Le socialiste refera sa vie avec Jeanne, trente ans de moins que lui. Follement amoureuse, elle convaincra Pierre Laval, l’homme fort de Vichy après Pétain, de l’autoriser à rejoindre Léon à Buchenwald. Il s’y marient le 5 septembre 1943.

"Le 3 avril 1945, Léon Blum est à bout de forces, raconte l'historienne Dominique Missika. Ce soir-là, lui et Jeanne sont embarqués par les SS dans une voiture, ils quittent précipitamment le camp de Buchenwald. Les Allemands évacuent le camp et lancent sur les routes les déportés, Léon Blum et Jeanne avec. Ces deux derniers vont se retrouver à Dachau ; ce qu’ils vivent est apocalyptique, c’est l’effondrement du IIIe Reich. Léon Blum, il a 72 ans, ne peut plus marcher, a mal au dos, a une sciatique terrible. Ils sont dans la voiture, il ne peut plus bouger, il dit à Jeanne : "Mais sauvez-vous !", elle ne veut pas. Sans elle, c’est sûr qu’il n’aurait pas survécu."

 

François Mitterrand devant la stèle Léon Blum à Narbonne. ARCHIVES L'INDEPENDANT

Même Narbonne l’a un peu oublié… Pas de boulevard ou d’avenue à son nom

Léon Blum n'a probablement pas la place qu'il mérite dans la mémoire collective française. Et même à Narbonne, où il fut député onze ans, on lui fait un peu payer d'avoir été parachuté. En bon enfant du pays, il aurait sûrement eu droit à une avenue, à un boulevard.

Une stèle a été érigée à son nom en 1954, signée de l'artiste Sarah Lipska, dans le jardin du Palais du Travail, bâtiment dont il a soutenu la création. En 2019, l'une des allées du jardin a été baptisée à son nom, mais personne ou presque ne l'a identifiée comme telle.

Idem pour le Jardin de la Révolution, tout proche, qui porte ce nom dans l'esprit de tous les Narbonnais, même si on lui a donné officiellement celui de Thérèse Léon Blum. Enfin, la ville compte une école Léon Blum.

Dans la famille des parachutés, de Blum à Mélenchon en passant par Mitterrand, Chirac, Zemmour et Jospin

En 1929, les Narbonnais accueillent à bras ouverts Léon Blum. Ils sont fiers qu'une telle personnalité devienne l'ambassadeur de leurs terres. Mais ce parachutage, malgré tout, s'inscrit dans une longue lignée qui n'est pas toujours à la gloire du personnel politique.

Quelques années plus tard, en 1937, Jules Moch s’inspira jusqu’au bout de son maître à penser Blum, en devenant député de l’Hérault. "Il était Parisien comme Blum", rappelle l'historien Jean Sagnes. "Il venait faire son discours et il repartait. Il n’était pas ancré du tout. Le PS était tellement fort que ça ne posait aucun problème."

"Le mot parachutage apparaît en 1951" (il viendrait du politologue Maurice Duverger), soulignait le journal Le Monde le 15 juin 2022, "même si la stratégie consistant à présenter des poids lourds dans une circonscription où ils n’ont guère d’attaches est vieille de plus de deux siècles (…). C’est une métaphore politique qui renvoie au registre de la guerre : le parachutage consiste à envoyer sur le front électoral un officier étranger au bataillon".

On n'a donc pas parlé de parachutage en 1929 concernant Léon Blum, mais le coeur y était. Avant lui, au temps des candidatures multiples, Thiers, Gambetta et Boulanger l'avaient déjà fait. Après lui, les présidents Mitterrand, Chirac et Hollande, au début de leur carrière, ont fait de même. Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine ont usé de la même méthode.

Plus récemment, aux législatives de 2022, Eric Zemmour était candidat dans le Var, Manuel Bompard à Marseille (après son mentor Jean-Luc Mélenchon le mandat précédent), l'ex-ministre Jean-Michel Blanquer dans le Loiret, Sandrine Rousseau à Paris.

L'ex-Premier ministre Lionel Jospin, en son temps, avait été élu député en Haute-Garonne. Au lendemain de sa défaite à la Présidentielle de 2002, les langues s'étaient déliées en interne à la fédération socialiste de Haute-Garonne. Dans un article du Monde le 20 octobre 2002, les militants rappelaient que "les deux dernières années on le voyait beaucoup moins". Il n'aura fait que passer, glissaient-ils en substance… "Comme Léon Blum à Narbonne !", souriait justement un certain Roland Viraben, à l'époque militant socialiste, dermatologue réputé à Toulouse… Et fils d'Albert Viraben, proche conseiller narbonnais de Léon Blum !

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