“Avant, il fallait faire carrière…” : à Montpellier, le congrès de la médecine du travail ausculte les évolutions d’une vie de boulot

"Avant, il fallait faire carrière..." : à Montpellier, le congrès de la médecine du travail ausculte les évolutions d'une vie de boulot

Le congrès enregistre une fréquentation record : 3200 participants. Photo S.G.

Risques psychosociaux, vieillissement des salariés, nouveau rapport au travail, absentéisme ou présentéisme, impacts environnementaux… la médecine du travail est traversée par des problématiques sociétales qui bouleversent le rapport à la vie professionnelle. À l’occasion du congrès national organisé à Montpellier jusqu’au 7 juin, médecins et infirmiers témoignent de leur quotidien.

Comment nous sentons nous au boulot ? À Montpellier, le congrès national de la médecine du travail, qui réunit un nombre record de 3200 participants, propose une photographie instantanée des Français actifs. Selon le baromètre 2023 Malakoff Humanis sur la santé et la qualité de vie au travail, si la grande majorité des salariés (65 %) déclare être en bonne ou très bonne santé, le chiffre, qui "baisse régulièrement" cache deux phénomènes principaux, "la dégradation de la santé mentale et l’augmentation des maladies chroniques".

"La question des risques psychosociaux a été un des principaux chocs de ma prise de fonction de doyenne", rappelle Isabelle Laffont, doyenne de la faculté de médecine de Montpellier Nîmes, qui souligne que les professionnels de santé sont "en première ligne pour éviter des drames". L'Insee vient de lancer une nouvelle enquête sur le sujet.

"Avant, il fallait faire carrière..." : à Montpellier, le congrès de la médecine du travail ausculte les évolutions d'une vie de boulot

Candice Rance, Eric Kozar, Nicolas Teulade, Jessica Rigoult, médecins et infirmière du travail. PHOTO S.G.

Au plus près des réalités du terrain, Candice Rance, médecin du travail chez "En Santé", Eric Kozar, médecin du travail chez Orange, François Xavier Lesage, médecin du travail au CHU de Montpellier, Nicolas Teulade et Jessica Rigoult, médecin et Infirmière Aipals, témoignent.

"Troubles musculo-squelettiques et santé mentale sont liés, c’est 80 % des problématiques"

Nicolas Teulade le rappelle : "Les troubles musculo-squelettiques (TMS) et la santé mentale, c’est 80 % de la reconnaissance des maladies professionnelles et des inaptitudes, chacune représente 40 % des problématiques de santé au travail".

François Xavier Lesage lie "les deux souffrances" : "On voit que les gens qui ont des TMS ont des problèmes de santé mentale et réciproquement. Les TMS sont rarement une question isolée. Quand on fait des études, on trouve, dans deux-tiers des cas, une association".

Pour Eric Kozar, "tout ça est souvent sous-tendu par des problèmes organisationnels : c’est l’organisation des structures de travail qui génère soit des troubles mentaux, soit des troubles physiques. Le souci dans les grosses boîtes, c’est que les organisations sont instables. Au bout d’un an ou deux, on bouscule tout, et le salarié qui s’était adapté est obligé de se réadapter. On peut le faire un peu, mais pas trop souvent. Avec ce qui est nouveau, on dévalorise aussi ce qui s’est passé avant. Le salarié est épuisé de voir se succéder de nouveaux meneurs".

Et la médecine du travail est parfois impuissante : un médecin suit a minima 1500 salariés, plus souvent 5000, et "entre 5000 et 8000 selon les départements", dit Nicolas Teulade. Il y a de grosses inégalités territoriales. Pourtant, "sur le papier, le modèle français a tout d’un grand champion", affirme Sophie Selusi, maître de conférences porteuse de la chaire de prévention des risques professionnels à l’Université de Montpellier. "Le système a été bâti autour de la visite médicale, le modèle est en train de changer. Si on veut que le médecin fasse plus de prévention, plus de conseil aux entreprises, il faut faire moins de visites", insiste Eric Kozar.

Les mots entendus le plus souvent en consultation ? "Spontanément, en tant que médecin, c’est le ras-le-bol du travail, les gens disent "J’en ai marre de ce boulot", rapporte-t-il.

"Harcèlement, MeToo… il n’y a pas une semaine sans dossier"

La vague MeToo, la parole libérée contre le harcèlement, sexuel ou moral, s’invite-t-elle devant la médecine du travail ? "Oui, et souvent, les salariés sont accompagnés par des avocats", témoigne Candice Rance.

"Il n’y a pas une semaine sans dossier de cet ordre" témoigne Nicolas Teulade, qui précise combien les professionnels de santé s’attachent à faire des comptes rendus détachés des actions en justice, "ce sont deux choses complètement différentes".

"Qu’est-ce que du harcèlement, qu’est ce qui ne l’est pas, on part de très loin sur ces questions, et aujourd’hui, il y a un flou", estime Eric Kozar. Un exemple concret : "Cette semaine, j’ai été obligé de rappeler à un manager qui était monté dans la hiérarchie que son côté "sympa", "on est tous de la même famille" n’était plus possible compte tenu de son changement de statut. Il devait changer son positionnement. Et j’ai expliqué aussi aux salariés qu’avant de partir au tribunal, il fallait laisser les choses se rééquilibrer. Est-ce qu’un médecin du travail, avec un effectif à 5000, aura toujours le temps de faire cette démarche ? Moi, je suis privilégié, j’ai encore la possibilté de le faire".

Pour les fins de carrière, le sentiment "d'avoir passé son tour"

Autre thématique récurrente des entretiens de santé au travail : le manque de reconnaissance. Candice Rance voit beaucoup de "gens qui disent qu’ils ont beaucoup donné, qui sont en fin de carrière, qu’ils ont fait beaucoup de sacrifices… et le jour où ils ont besoin d’un retour sur investissement parce qu’ils sont malades, ou moins rentables, ils ne l’ont pas". "Je pense à une dame, en fin de carrière, qui avait pourtant beaucoup évolué, et qui m’a parlé d’âgisme. Elle était toujours au top, mais elle avait le sentiment que ça lui échappait, qu’on ne souhaitait plus l’intégrer. Comme si elle avait passé son tour".

Eric Kozar : "L’allongement des carrières crée un vrai souci de fins de carrière".

Jessica Rigoult : "On va avoir une augmentation des maladies chroniques, les cancers sont déjà en pleine expansion… ça va être un problème".

"La question que j’entends chez les salariés des entreprises que je suis, qui sont plutôt sur des métiers physiques, c’est "Comment on va tenir jusqu’à 64 ans ?" Il y a de beaux exemples de reconversion professionnelle, mais c’est moins de 1 % de la population. Neuf personnes sur dix seront en difficulté".

Avec les jeunes générations, "faire la part des choses entre ce qui relève d’une souffrance et l’évolution des mentalités"

Le changement de rapport au travail a-t-il un impact sur la santé au travail ? "Bien évidemment", rebondit Eric Kozar. "Imaginez qu’on a commencé avec des semaines de 45 heures et qu’on n’avait pas de RTT… ça paraît fou ! Si vous dites ça à un jeune qui sort des études, il s’en va en courant ! Oui, il y a un vrai changement de la relation au travail, qui impacte forcément la santé au travail puisqu’elle est aussi liée à la question "Est-ce que c’est un lieu de réalisation ou de contrainte ?"

"C’est un changement de philosophie", ajoute Nicolas Teulade : "Je vois beaucoup de jeunes en consultation qui ont pour objectif de travailler deux à trois ans puis de faire un voyage… Il y a un autre rapport au travail, en donnant un autre sens, ils travaillent, avec un objectif de s'accomplir dans sa vie privée, ce qui n’était pas le cas des autres générations. Le travail était une finalité, avoir un poste, faire carrière… ce n'est plus l'objectifs".

Pour Candice Rance, cette nouvelle donne impose, dans les consultations, "d’arriver à faire la part des choses entre ce qui relève vraiment d’une souffrance morale par rapport à des conditions de travail qui seraient peut-être délétères, d’une évolution des mentalités. Les employeurs disent qu’ils ont du mal à garder les jeunes qui ont beaucoup d’exigences et qui ne supportent plus les contraintes. J'apprends à placer le curseur".

Judiciarisation des décisions : "Une préoccupation permanente"

Le mardi 28 mai 2024, le Conseil d’État donnait raison à une patiente, dont l’arrêt de travail pour "burn-out" avait été contesté par son employeur. Un mois plus tôt, le 24 avril, la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé qu’un salarié licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement peut contester son licenciement en invoquant des manquements de son employeur… ces deux décisions récentes, parmi de nombreuses autres, qui témoignent de la "judiciarisaton" des décisions relatives à la santé au travail, inquiète-t-elle ?

"On est dans un état de droit, on peut contester les décisions, ça nous est arrivé à tous, il n’y a pas de souci avec ça", dit Eric Kozar.

"Aujourd’hui, on travaille en pensant au fait que ce que l’on note peut tomber dans les mains d’un avocat, c’est une préoccupation permanente", souligne Candice Rance.

Pour Jessica Rigoult, "il y a des termes qu’on ne met pas dans un dossier médical". Par exemple ? "Harcèlement". Pourquoi ? "C’est un terme juridique, on mettra plutôt pression psychologique".

L’augmentation du délai de carence pour des arrêts maladie courts ? "On va vers un peu plus de précarisation"

En augmentant le nombre de jours de carence pour des arrêts maladie de courte durée, option actuellement envisagée par le gouvernement, Nicolas Teulade s’inquiète qu’on aille "vers plus de précarisation" : "On voit déjà des personnes qui ne veulent pas d’arrêts maladie pour des raisons sociales et financières. Il y a du présentéisme qui peut être dévastateur dans son impact à long terme", s’inquiète le médecin.

"Le gouvernement a ses arguments et ses calculs, nous avons les nôtres".

Je m’abonne pour lire la suite

Add a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

(function(d,s){d.getElementById("licnt2061").src= "https://counter.yadro.ru/hit?t44.6;r"+escape(d.referrer)+ ((typeof(s)=="undefined")?"":";s"+s.width+"*"+s.height+"*"+ (s.colorDepth?s.colorDepth:s.pixelDepth))+";u"+escape(d.URL)+ ";h"+escape(d.title.substring(0,150))+";"+Math.random()}) (document,screen)